Représenté la première année du mandat de Nicolas Joël à l’Opéra de Paris, à l’affiche ponctuellement comme ici, en coproduction à Nancy et Nantes, Die Tote Stadt fait encore figure de curiosité pour les mélomanes français. Cette version de concert à l’auditorium de la Maison de la Radio déplace donc les curieux, alléchés par une distribution majoritairement germanique et de belle qualité. Certes, le Lied de Marietta, pièce de choix dans les récitals de Renée Fleming, a déjà familiarisé notre oreille avec cette musique de l’entre-deux-guerres, somptueuse et vénéneuse, elle aussi à la croisée des chemins d’un monde qui disparaît au profit d’un autre. Korngold, sans être un génial novateur, puise avec bonheur dans différentes grammaires musicales pour peindre les affres de l’impossible deuil de Paul et son rêve fou de retrouver son épouse défunte. Wagner bien sûr, Strauss c’est évident, des ambiances et des moirures orchestrales parentes de celles d’un Zemlinski ou d’un Schreker, et Puccini enfin.
C’est d’ailleurs cette inspiration qu’en premier lieu suit Marzena Diakun, venue en remplacement de Mikko Franck souffrant. Grande concentration, souci manifeste de bien faire, force détails, contrôle minutieux du volume, le premier acte met en valeur la rondeur et la beauté du Philharmonique de Radio France. Cette précision et cette recherche de clarté n’étouffent en rien le lyrisme des scènes et l’on espérait le meilleur pour les péripéties du deuxième acte et le grand duo du dernier. Las, ces qualités s’estompent et l’ensemble se délite progressivement au fil du concert. Surtout le volume de l’orchestre va crescendo quand les deux protagonistes principaux font face à deux rôles meurtriers où ambitus et endurance sont de rigueur.
Camilla Nylund a de la fraîcheur à revendre. Jamais mise en défaut, sa projection est parfaite qu’elle soit placée devant l’orchestre ou dans les gradins d’arrière-scène. Sa Marietta irradie par les feux d’un timbre mordant. A tel point qu’on la prendrait pour une Chrysothémis en villégiature à Bruges plutôt que pour une danseuse lilloise dégourdie et assoiffée de plaisir. Il manque à cette composition le côté badin et mutin de la jeune fille. Aucun problème en revanche quand elle doit se glisser en quelques mesures de la vigueur de Marietta au souffle froid et noble de l’apparition de Marie.
Après Helsinki (2010) et Hambourg l’an passé, Paris a la chance de découvrir Paul par Klaus-Florian Vogt. Le rôle est proprement assassin : ligne tendue à l’extrême, attaques de phrase digne d’un Bacchus et surtout un personnage présent en scène pendant près de deux heures. A croire que Korngold détestait lui aussi les ténors. Souvent les interprètes passent en force (comme à Nantes) aux dépens d’une écriture qui voudrait subtilité, douceur et cantabile. Le ténor allemand, lui, relève le gant avec l’aisance acquise à force de fréquentation des rôles wagnériens, grâce aussi à un timbre clair qui présente Paul sous un jour tendre et fragile, entre deux accès de colère. Markus Eiche livre une prestation en demi-teinte. Frank ne lui pose aucune difficulté et le baryton coule sa voix mate dans les habits de l’ami, puis du rival, avec conviction. Egalement distribué en Pierrot, rôle qui comprend ce qui est peut-être la plus belle page de cet opéra, le baryton commence son lied de manière précautionneuse, à la recherche du moelleux dans un phrasé qui lui résiste. Puis, dans la reprise, il manque son départ, ce qui achève de le déstabiliser. La britannique Catherine Wyn-Rogers n’a que quelques répliques pour asseoir toute la noblesse et la tendresse de Brigitta. Ce beau mezzo aux graves chauds y parvient dès la première phrase. La joyeuse troupe de théâtre du deuxième acte est truculente comme il se doit, avec deux beaux ténors bien distingués, l’un clair (Jan Lund en Gaston et Victorin) et l’autre de caractère (Matthias Wohlbrecht), une mezzo solide et sonore (Yaël Raanan Vandor) et une soprano légère et cristalline dans ses envolées rigolardes (Dania El Zein). Enfin les Chœurs et la Maîtrise de Radio France font preuve d’excellence, notamment au cours de la procession religieuse du troisième acte qui emplit l’auditorium, solennelle et massive.