Le lecteur ne nous en voudra pas de passer assez vite sur le travail de mise en scène de Davide Garattini Raimondi. Non qu’il soit un échec, mais il ne brille pas par son originalité. L’action est située dans une Inde plus ou moins contemporaine de celle de l’opéra, et l’action est narrée au plus près du synopsis voulu par les librettistes. Seuls éléments d’actualisation : un Gandhi qui contemple l’action depuis le côté de la scène et intervient très ponctuellement, des citations de lui qui sont affichées au niveau des cintres, et les scènes dansées (très bien coordonnées par Barbara Palumbo) qui contiennent un message anticolonial. Rien de tout cela ne peut être décrit comme révolutionnaire en 2022, mais il faut reconnaitre que le résultat visuel et dramaturgique est éminemment regardable, notamment grâce aux éclairages subtilement dosés de Paolo Vitale, et permet surtout de se concentrer sur les forces musicales du spectacle.
Et là, on est plutôt à la fête. A qui donner la palme ? Le choix est difficile. La révélation la plus surprenante de la soiree est sans doute le jeune Pierre Doyen. Encore peu connu, le baryton belge offre en Frédéric une voix puissante parfaitement contrôlée, doublée d’un sens de la diction qui ressuscite les mânes du chant francais de l’immédiat après-guerre. Un chant qui n’hésite pas à recourir au parlando sans jamais sacrifier la beauté du son, avec le souci de porter au même niveau le sens et la musique. A plus d’un moment, nous avons cru entendre le jeune Gabriel Bacquier revenu de chez les morts. S’ajoute à ces multiples atouts une aisance scénique qui étonne a un stade aussi précoce de la carrière. Encore plus jeune, Pierre Romainville livre un Hadji tout aussi touchant, avec une voix fraîche et timbrée avec juste assez de puissance pour évoquer le serviteur dévoué et peut-être un peu amoureux.
Ce qui surprend moins est le triomphe de Lionel Lhote en Nilakantha. Le baryton belge dispense à pleines mains son legato impérial, ses réserves de puissance et sa justesse jamais prise en défaut. Toutes des qualités qu’il avait déjà montrées lors de participation au Concours Reine Elisabeth de chant en 2004, et qu’il porte petit à petit vers des sommets. Il serait aisé d’évoquer un succeseur à José van Dam, mais ce chant est d’une nature foncièrement différente, plus physique, plus en lien avec les tripes de l’artiste. Au risque de se répéter et de choquer, nous déplorerons encore une fois que la carrière de Lionel Lhote ne soit pas entièrement à la hauteur de ses moyens. Chanter à Liège, Toulon et Bordeaux est bel et bon, mais l’artiste a l’étoffe d’un invité régulier à la Scala, à Vienne ou au Met de New York. Le rôle de Nilakantha conviendrait idéalement à ses débuts, avec une identification parfaite au personnage, y compris visuelle. Avis aux directeurs d’opéras qui nous lisent.
On sera plus réservé sur le trio des dames britanniques : Julie Mossay, Caroline de Mahieu et Sarah Laulan. Elles sont certes impayables scéniquement, mais le choix d’un chant criard pour évoquer des occidentales coincées n’est pas des plus heureux. A l’inverse, Marion Lebègue profite de la brève partie de Malika pour mettre en valeur son mezzo somptueux.
Philippe Talbot pose un problème de conscience au critique. La voix est idéale, parfaitement conduite, et ce chant d’un goût parfait enfonce les douces cantilènes de Gérald jusqu’au fond de la mémoire, où elles retentiront bien longtemps après la fin de la représentation. Mais le volume est vraiment minuscule, et il y a des moments où le chant peine à franchir la fosse d’orchestre. Certes, Delibes etait un des compositeurs attitrés de l’Opéra-comique, il excellait dans le demi-caractère, et Gérald n’est pas Siegfried. Mais des artistes comme Gregory Kunde ont démontré qu’on pouvait mettre de la puissance dans ce rôle sans en détruire la finesse.
@ORW – J. Berger
Les débuts belges de Jodie Devos en Lakmé étaient très attendus, après sa prise de rôle à Tours, célébrée par Christophe Rizoud : la tessiture comme le contenu dramatique du personnage étaient supposés lui convenir à merveille. On n’est pas décu. Aux qualités déja soulignées lors des représentations tourangelles s’ajoute une fragilité assumée. Il y a quelque chose de bouleversant à voir ce minuscule bout de femme couverte d’un voile blanc, courbée en deux, lancer ses premieres vocalises avant l’air des clochettes, et dérouler peu à peu la gamme complète des coloratures les plus illustres. Comment tant de son peut-il surgir d’un corps si menu ? Oh magie de l’opéra … Mais l’artiste ne se contente pas d’éblouir ; elle n’oublie pas d’émouvoir, et plus d’une joue s’est mouillée face au sort horrible qui frappe le jeune hindoue. Délicatesse suprême : alors que ses moyens sont très supérieurs à ceux de son partenaire, elle allège la voix dans leurs duos pour ne jamais le couvrir. Lorsque tant de générosité s’unit à tant de talent, on rend les armes.
@ORW – J. Berger
Les Chœurs de l’Opéra royal de Wallonie ont fière allure, et se jouent des embûches semées par Delibes dans la scène du marché au début de l’acte II. Visiblement amoureux de cette musique que des beaux esprits ont dénigrée, Frédéric Chaslin excelle à en rendre les subtilités et les couleurs délicates comme les quelques moments de puissance. Il est parvenu à entraîner dans son sillage un orchestre de l’opéra qui fait rivaliser ses pupitres de virtuosité, mettant en valeur une orchestration qui, pour être légère, n’en oublie jamais d’être élégante.