L’Heure Espagnole a incontestablement fait naître un tic-tac nouveau parmi les œuvres opératiques et, battant un tempo sans aiguille ni seconde, parvient à nous faire oublier, dans l’éblouissement d’une parenthèse enchantée, que le temps continue à s’égrener. A mi-chemin entre le conte et la comédie musicale, L’Heure Espagnole est une fantaisie inspirée de l’opéra bouffe italien. Parer un vaudeville à fleur de chair, qualifié à l’époque de scabreux, des habits scintillants de la comédie à l’italienne n’allait pas d’emblée de soi. Le contraste entre le sujet et sa parure fait toutefois merveille et propose, in fine, une œuvre réjouissante sur un mode poétique et onirique. La figure du poète, Gonzalve, est ici la synthèse même de l’âme même de cette œuvre ravélienne, entre lyrisme et fantaisie, d’un côté le ridicule dans la grandiloquence, de l’autre l’humanité mise à nu dans en ce qu’elle a de plus désarmant, la recherche insatiable de l’amour et du beau dans l’ancre de la poésie.
Gonzalve est un exalté du verbe, un obsédé du vers, voyant partout des sujets d’inspiration à sa logorrhée exagérément lyrique. Il fait de la poésie un exercice de style, un art de l’acrobatie des mots en chantant à tout va et à propos de tout. On pourrait croire ici que Maurice Ravel et son librettiste Franc-Nohain se gaussent ouvertement du lyrisme poétique et que selon eux la vérité ne se trouve que dans la sobriété du verbe. En réalité, et en y regardant de près, au-delà du ridicule des situations et le caractère non-sensique des perles jaillissant de la bouche de Gonzalve, le personnage est profondément et humainement poétique. Chantre de la beauté, il en oublie ce qu’il est venu faire en ces lieux, gagner un cœur, et prendre un corps (c’est tout au moins ce que l’ardente Concepción attend de lui) et se perd in fine dans les méandres de sa rêverie, dans un florilège de mots qu’il voudrait étincelant mais qui ne sont que paroles naïves.
Est ici mis en exergue ce que représente le poète dans l’inconscient collectif, un être lunaire, dont chaque mot est accompagné d’arpège de lyre, rêveur et complétement décalé avec la réalité de son temps. Ainsi, dès l’entrée en scène de Gonzalve dans la scène IV, celui-ci encense l’amour par le verbe, mais ne parvient pas à le vivre. Concepción et lui sont sur deux planètes différentes qui peinent à se rencontrer, car ils ne vivent pas au même rythme. Gonzalve évolue dans un temps hors du temps qui refuse de s’égrener alors que Concepcion, tout feu tout flamme, est dans le réel d’un temps compté. Sa poésie est un verbe en circuit fermé et l’isole des réalités de la vie et quand Concepcion veut s’inviter dans sa sphère intime, et glisse dans son langage il se dérobe en fredonnant. Quand apparaît Ramiro, qui s’intercale entre lui et Concepción, Gonzalve, chantre de la Habanera, s’enferme dans sa tour d’ivoire poétique et son personnage devient totalement étranger aux évènements qui se déroulent sur la scène. Il est alors relégué à l’amant que l’on enferme dans les horloges (à défaut de placard) et à celui qui soupire sans cesse dans une farandole de mots alors qu’il est balloté sur un glissando de cordes donnant le mal de mer dans la scène VIII.
Mais le ridicule de ce profil stéréotypé n’est qu’apparence, et l’écriture musicale qui lui est dédiée dit tout autre chose. Très raffinée, elle met en exergue le lyrisme poétique du personnage et même ses dissonances les plus fantaisistes se parent toujours d’un drapé classieux. Ici la diction reste mélodique, avec un grand souci de la ligne et de la justesse d’expression. « La langue française aussi bien qu’une autre a ses accents, ses inflexions musicales, et je ne vois pas pourquoi on ne profiterait pas de ces qualités pour tâcher de prosodier juste », affirmait Ravel dans sa lettre ouverte au Figaro. Dans une partition où les interventions de chanteurs sont l’expression d’une conversation parlée, le seul rôle chanté est celui de Gonzalve. Il se démarque des autres amants, il réunit en sa seule personne la plupart des styles et de formes musicales hispanisante : habanera, mélisme, fandango. Il est un caméléon musical, il n’est pas caractérisé par un motif propre mais par une pluralité de styles. Et il est en outre le seul à être doté d’airs. Ce personnage protéiforme est bien plus riche qu’on ne le pense au premier regard.
Sur le plan de la caractérisation du personnage, Gonzalve est profondément et humainement poétique. Econduit par Concepción qui lui reproche d’être dépourvu non d’esprit mais de sens pratique, autrement dit d’action hardie avec les dames (« Vous manquez d’à propos, j’en ai assez de vos pipeaux »). A ces reproches de Concepción, qui ne pense qu’aux corps à corps, mais pas aux joutes de mots émanation des soupirs de l’âme et du cœur, Gonzalve oppose dans la scène XV de bucoliques images d’arbres comme un retour au source qui rend si émouvant le personnage dans ses évocations de la nature. Et pour la première fois il marque des temps de silence dans ses logorrhées pour laisser parler la musique boisée et forestière. A la scène XIX, Gonzalve entame un nouveau chant, dont Ravel s’inspirera pour composer son Don Quichotte à Dulcinée. L’Espagne est bien vivante à travers le personnage, vibrante et chaude, par les bois, les notes répétées, le tambour basque et les glissandi de harpes. La voix de Gonzalve culmine et dans une démonstration de haute voltige il affirme sa nature de poète, et qui devrait lui valoir un tonnerre d’applaudissements s’il ne devait pas quitter la scène en catimini devant l’arrivée du mari. Ridicule n’est donc qu’apparence, et dans le langage musical qui est dédié au personnage, le lyrisme poétique est bien présent.
Parmi la galerie des chanteurs qui ont revêtu les habits de Gonzalve, les meilleures incarnations sont précisément celles qui confèrent au poète fantasque, au verbe exagérément imagé, un lyrisme émouvant dans une fantaisie assumée. Les grands interprètes de Gonzalve sont ceux qui ont su mêler la truculence sans cabotinage et la poésie. Le premier Gonzalve dans cette veine est incontestablement Paul Derenne sous la direction d’Ansermet en 1953, poète au superbe timbre qui s’adonne au plaisir du chant sans être outrancier. Il trouve l’équilibre entre le lyrisme et la fantaisie sans surjouer. Mais c’est sans nul doute Michel Sénéchal qui occupe la première place au Panthéon des Gonzalves, un rôle qu’il a longuement peaufiné sur de nombreuses scènes nationales et internationales. Dans la version discographique de 1965, de Lorin Maazel pour DG (qui demeure une référence absolue) le ténor est au sommet de son art. Son Gonzalve plein de vanité, le regard tourné vers les étoiles, flanqué de sa lyre, gonflé d’orgueil est en même temps chantre du beau chant, de la ligne impeccable respectant ce soyeux musical sublimant l’éblouissement lyrique dans lequel se love le personnage. Il joue avec maestria de la truculence et de l’élégance. Il est suffisant mais magnifique de finesse et de raffinement. Michel Sénéchal, qui accordait beaucoup d’importance à l’expression du verbe, ce qui l’arrimait d’instinct aux rives ravéliennes, se coule ici avec aisance dans les habits de son personnage par son goût du jeu, de l’acting au sens anglosaxon du terme, à savoir faire du pur divertissement un art consommé. Michel Sénéchal garde la ligne de chant avec une voix d’opéra tout en interprétant le personnage avec l’esprit français de l’opérette et s’empare de Gonzalve pour en faire un personnage presque Offenbachien, entre fantaisie théâtrale et élégance musicale. Et c’est précisément ce qui fait tout le génie de son interprétation.
L’élégance est également l’empreinte que le classieux Alfredo Kraus a laissée dans l’intégrale de Jean Fournet. Il confère ici beaucoup de noblesse à Gonzalve, et accentue le lyrisme poétique dans une version authentiquement espagnole au côté d’une Teresa Berganza, à l’abattage à toute épreuve. La vérité théâtrale s’efface pour laisser place ici à la vérité du chant où chaque note est exprimée dans la plénitude du lyrisme musical et fait de Gonzalve un dandy romantique à souhait qui s’enivre de mots et de notes.
Plus proche de nous dans le temps, Yann Beuron, plus conquérant que truculent, plus chevaleresque que poétique, est un ténor vaillant à la conquête du cœur. Au delà des frasques lyriques de Gonzalve, Yann Beuron laisse entendre la beauté de la voix et du timbre, l’émission claire, la langue française dans une impeccable diction. Son poète fascine par une charismatique présence de Lancelot du verbe.
Sous la direction de Leornard Slatkin dans un enregistrement sublimé par son excellent prise de son, Frédéric Antoun nous livre, en Gonzalve, une interprétation élégante et un chapelet de sérénades outrageusement précieuses: les aigus sont clairs et puissants, les couleurs chatoyantes, et la performance extrêmement musicienne, même si l’on regrette dans cette exécution stylistique au cordeau un manque de second degré perdant un tantinet de vue l’excessive grandiloquence d’un personnage dans la totale incapacité de maîtriser le flot de ses enthousiasmes verbaux.
Enfin sur scène, récemment, il nous reste en mémoire l’éblouissant souvenir de la mise en scène de James Bonas, sur les images de Grégoire Pont, présenté en novembre 2018 à l’Opéra de Lyon. Un bouquet de féérie et de merveilleux entre le conte pour enfants et la comédie musicale dans une vision purement cinématographique à l’inspiration très Timburtonnienne. Une mise en scène virtuose qui met particulièrement en lumière le personnage de Gonzalve, lequel est l’essence même du rêve éveillé véhiculé par cette production. Les effets visuels de ce livre d’images grandeur nature servent à merveille le poète. Ainsi, les perles du langage exagérément poétiques sortant de sa bouche font jaillir des représentations oniriques et chacune de ses œuvres improvisées au gré de son inspirations deviennent, dans l’imagerie imaginaire de Grégoire Pont, des titres de films dont l’héroïne est Concepción. Quentin Desgeorges est un Gonzalve, au timbre pur et aux aigus puissants et solaires. Il confère au poète fantasque, au verbe exagérément imagé, un lyrisme émouvant dans son habit de (show) lapin qui renvoie également au lapin blanc d’Alice aux pays des merveilles qui ne cesse de scander le temps sur sa montre à gousset comme les horloges de Torquemada. Le ténor nous régale de belles envolées sans jamais perdre de vue le second degré nécessaire à son personnage. Il trouve ici l’équilibre idéal entre folie et finesse lyrique.
Quand la mécanique du cœur se confond avec la mécanique des horlogeries, et que la musique du langage répond au langage de la musique dans une imagerie imaginaire fourmillant d’idées, c’est tout un poème vivant que Ravel nous tend ici et force est de constater que Gonzalve en est le cœur battant.
Discographie sélective
Ernest Ansermet, Decca 1953. Paul Derenne, Suzanne Danco, Michel Hamel, Heinz Rehfuss, André Vessières. Orchestre de la Suisse Romande.
Lorin Maazel, Deutsche Grammophon 1965. Michel Sénéchal, Jane Berbié, Jean Giraudeau, Gabriel Bacquier, José Van Dam. Orchestre National de la RTF.
Jean Fournet, Living Stage Chicago 1965. Alfredo Kraus, Teresa Berganza, Giorgio Tadeo, Herbert Kraus, Sesto Bruscantini. Chicago Lyric Opera Ensemble.
Stéphane Denève, SWR Music 2014. Yann Beuron, Stéphanie d’Oustrac, Jean-Paul Fouchécourt, Alexandre Duhamel, Paul Gay. Orchestre de la SWR.
Leonard SLatkin, Naxos 2013. Frédéric Antoun, Isabelle Druet, Luca Lombardo, Marc Barrard, Nicolas Courjal. Orchestre National de Lyon.