Votre Traviata a été transposée à la fin du xixe siècle, pourquoi ?
Nous sommes à peine plus tard que l’époque de la création, mais avec un respect historique. Silvia Paoli, la metteuse en scène, s’est emparée de la musique en en faisant l’élément principal de son théâtre. Et dans le moment-clé où le théâtre laisse place à la musique, quand Violetta sait qu’elle va devoir quitter Alfredo, son « Amami Alfredo » ouvre un barrage d’émotions qui se déversent en entier dans l’orchestre. C’est tellement puissant que je n’avais jamais vu avant le travail de Silvia, d’images qui soient à la hauteur de cet ouragan dans lequel est entraîné l’héroïne. Nous avons affaire à une grande metteuse en scène.
C’est la regrettée Jodie Devos qui devait interpréter Violetta…
Je rêvais de faire cette Traviata avec elle. On en parlait depuis deux ans. Cette production était pour elle. La vie est ainsi faite ; il est cependant difficile de l’accepter.
Faites-vous le parallèle entre le personnage de Violetta et Giuseppina Strepponi, la compagne de Verdi ?
Oui, absolument. Cette femme sacrifie sa vie, c’est presque christique. Pourquoi renonce-t-elle à l’amour ? Il faut prendre très au sérieux le « È strano » du début, écrit deux fois, dont la deuxième fois, très fermement. Il y a une conversion, comme une vision religieuse. Et ensuite il y a le sacrifice. Un peu comme Butterfly était l’opéra préféré de Puccini, chez Verdi il y a un grand attachement à sa Violetta. C’est l’une des héroïnes à qui il donne le plus d’incarnation, avec Desdemona et Aida.
Vous avez choisi des tempi très rapides pour cet opéra.
Pour moi, la question des tempi ne se pose pas vraiment. Il y a un texte qui est dit avec un rythme d’énonciation qui nourrit la musique. Il faut le respecter instrumentalement et vocalement, dans un mode cantabile, où instruments et voix se confondent dans les parties intimistes et, lors des coups de théâtre, dans une exubérance orchestrale. Autrement dit, c’est la justesse de l’émotion qui prime et l’orchestre ici est extraordinaire car éminemment attentif à cet aspect. Les changements d’intention, les silences qui surgissent à l’improviste, etc., tout cela va conditionner les mesures qui suivent, infléchissant les couleurs d’orchestre, la dynamique, le tempo. Il faut se connecter aux chanteurs. Après, concernant les tempi, on est chez un compositeur qui est jeune et veut se faire connaître. Donc, il y a une puissance dynamique et énergétique qui emporte tout. Ce n’est pas une œuvre ventripotente.
Ce n’est pas Falstaff…
Falstaff, c’est autre chose. Falstaff est ventripotent, certes, mais je pensais plutôt à des Forza del destino, des œuvres qui sont plus installées, composées avec une autre intention. Là, c’est Verdi qui veut montrer à toute l’Italie qu’il a des choses à dire et qu’il va parvenir à émouvoir tout le monde. La scène du jeu, par exemple, est extrêmement violente. Pour moi, on doit sentir cette violence et cette barbarie partout, donc là il y a un tempo qui est assez lent. On a un personnage à qui on est en train de déchirer le cœur, autour d’elle, la roue tourne, les cartes tombent, ça va vite, c’est un monde qui est sous amphétamines. La vérité théâtrale prime.
J’ai une image très forte qui me vient à l’esprit : à Nantes, lors d’une représentation, j’étais en train de diriger la dernière scène de Violetta quand j’ai entendu un bruit qui m’a fait me retourner. J’ai alors vu un groupe d’adolescentes émues aux larmes dont une qui sanglotait ; j’ai été soufflé de voir qu’une jeune fille ne connaissant probablement pas grand-chose à Verdi puisse se trouver à ce point soulevée par l’émotion, par des choses qui la renvoient à je ne sais quoi, peut-être la mort de quelqu’un dans sa famille, un amour impossible ou simplement à l’émotion et à l’empathie. Cette jeune fille est repartie avec quelque chose qui sans doute va modifier son regard sur l’amour, en tout cas la marquer à vie.
C’est gagné pour l’opéra !
C’est toujours gagné pour l’opéra. À Tours, nous aurons au mois de juin quatre représentations de Traviata, qui sont pleines. D’habitude, on a trois dates. À la caisse, nous avons eu une telle foire d’empoigne qu’une cinquième représentation est prévue.
Mais une représentation coûte très cher et souvent, les gens ne le savent pas. Pendant longtemps, j’ai cru que plus l’on faisait de représentations, plus c’était rentable alors que ce n’est pas du tout le cas…
Évidemment que cela coûte cher, mais tout dépend de la façon dont on s’y prend. Pour nos levers de rideau de La Traviata à Tours, par exemple, nous avons décidé de remplacer la Générale par une représentation avec public, donc sans les frais occasionnés par une date supplémentaire. Ce spectacle est hors abonnement et les places vont être vendues au prix normal. Certes, cela nous coûte un peu d’argent, mais la demande est tellement forte que cela participe de la mission de service public. 4000 personnes ont déjà leur billet et on va encore en vendre 1000. Je suis persuadé d’une chose : c’est la première fois qui compte à l’opéra et c’est comme en amour. Si la première histoire d’amour se passe mal, on le porte toute sa vie. La première fois à l’opéra, si on est émerveillé, on n’a qu’une envie, y retourner. Dans mon cas, j’ai été emmené par mon grand-père italien voir Le Trouvère à Toulon ; j’ai été bouleversé par la puissance de la mélodie, du drame, des abysses de compréhension ; dans la poésie, on est obligé de passer par des mots, des pigments pour la peinture. Quelque chose d’indicible s’exprime qui nous renvoie à nos mystères et il n’y a qu’à l’opéra qu’on peut avoir ça. Donc la mission consiste à faire venir les gens pour la première fois à l’opéra ! Mais il faut des œuvres qui nous parlent, qui fassent mouche, et elles ne sont pas nombreuses…
Effectivement : La Traviata, Carmen, Il Trovatore, Verdi et Bizet. Qui d’autre, selon vous ?
Puccini. On ne sort pas indemne du deuxième acte de Madama Butterfly. Emmener une classe voir Don Pasquale de Donizetti, ce n’est pas la même chose. Ce sera drôle, comique, ils vont s’amuser, mais Turandot, par exemple, c’est autre chose. On touche au sublime kantien, c’est-à-dire que c’est comme un orage dans la montagne qui vous saisit et vous effraie et vous fascine à la fois. Butterfly et Traviata nous donnent à sentir le mystère de l’amour.
Donc, vous n’êtes pas blasé après toutes les Traviata que vous avez dirigées ?
Non… Je pourrais diriger Traviata, Butterfly, Tosca, Turandot ou Le Chevalier à la rose jusqu’à la fin de ma vie tous les jours !

Vous ne parlez pas de Mozart, c’est drôle. C’est moins votre univers ?
J’ai un rapport complexe aux opéras de Mozart. Je suis peut-être un peu interdit par le formalisme et la perfection sonore qu’il faut atteindre, car tout s’entend. Il m’arrive parfois de sortir de la fosse, heureux, après avoir dirigé Carmen ou Werther, mais jamais en sortant de Mozart. Je suis toujours étonné – et ce que je dis n’est pas cynique – par le succès de la Flûte enchantée avec des salles pleines, toutes générations confondues. Bien évidemment la musique est sublime, mais c’est un opéra extrêmement complexe et long. C’est sans doute à cause de la Reine de la Nuit et autres coups d’éclats que les gens patientent entre les moments forts.
Que pensez-vous des films opéras, tels ceux de Zeffirelli qui n’hésitait pas à couper les œuvres pour les faire correspondre à un rythme plus cinématographique ?
J’adore ça. Le cinéma néanmoins ajoute autant qu’il enlève à l’opéra. Les moyens à disposition sont incroyables, entre les gros plans sur Desdemona à la fin d’Otello, ou la tempête place Saint-Marc, tout un éventail d’effets qu’on ne peut que très rarement approcher sur scène. Mais une salle de cinéma, ce n’est pas une salle d’opéra qui est faite pour mettre les gens dans un état indescriptible ! Cela dit, que ce soit le Don Giovanni de Losey ou la Butterfly de Mitterrand, tous ces films, je les ai vus et revus. J’avais la VHS de Julia Migenes-Johnson et Domingo dans Carmen, évidemment, c’était sublime. La force de frappe d’un film qui est vu par des centaines de milliers de spectateurs est considérable. Souvenez-vous de la petite Flûte enchantée de Bergman dans le théâtre de Drottningholm, très poétique. Dommage qu’il n’y ait pas de Turandot en version film-opéra, par exemple. Il y a la production filmée de Mehta à la Cité interdite de Beijing, avec une distribution superbe, mais ce n’est pas du cinéma.
Cela vous plairait de participer à un film-opéra ?
Demain ! Une Turandot au cinéma, vous vous rendez compte de ce que ça pourrait être ? Avec en plus cette chose que tout le monde craint, qu’on ignore encore en partie, qui est l’intelligence artificielle, il y a certainement des choses incroyables à faire au cinéma. Pour moi, cela ressemble à la révolution du passage des plans de production au crayon sur du papier millimétré à la 3D des outils informatiques. Mais l’IA doit rester un outil. Je rêve d’une Turandot avec l’esthétique du Dernier Empereur de Bertolucci. Et je suis convaincu que cela amènerait les gens à venir vers l’opéra. Parce que ces œuvres dont nous parlons provoquent un tel choc ! Les Dialogues des carmélites, quel que soit l’âge, c’est irrésistible ! Tous les sujets sont abordés. Et jusqu’au couperet final, tant de vérités sont dites sur la condition humaine. Cette sœur qui a passé sa vie entière près de Dieu et qui, sentant la mort arriver, panique comme une enfant parce qu’elle ne sait pas ce qui va se passer après… On met n’importe qui dans un tel état !
Vous avez créé une chorale populaire à Tours.
C’était il y a trois ans et l’on ne savait pas quels seraient les effectifs. Nous avons 250 personnes, deux fois par semaine, qui chantent, avec une liste d’attente de près de 300 noms. Ces gens qui n’avaient jamais mis les pieds à l’opéra sont nos meilleurs ambassadeurs. On les invite à des répétitions ou des générales et le bouche-à-oreille contribue à ce que des familles entières viennent. Nous avons un peu de répertoire classique et des arrangements de chansons avec deux spectacles par an sur la scène de l’opéra. Nous avons également cette année créé un orchestre populaire de 80 musiciens. Des gens qui ont fait de la musique dans leur jeunesse puis ont reposé leur instrument ou jouent de temps en temps. Des centaines d’amateurs ont participé aux auditions et nous avons des musiciens d’un niveau incroyable. Ce sont des avocats, des profs ou encore des agents de la SNCF qui avaient fait le deuil de leur pratique musicale. Forcément, leurs enfants vont vouloir faire comme eux. La nécessité d’être aimé et de faire des choses qui nous dépassent ne mourra jamais et chaque génération en a besoin. C’est notre chance. Et l’opéra, c’est la plus grande porte d’entrée sur les émotions et sur l’absolu. Moi, je suis confiant et optimiste.
Vous avez instauré un repas à un euro à l’entracte pour les étudiants. Vos origines italiennes ont-elles eu une influence dans cette initiative ?
Elles ont compté. J’ai grandi à Toulon et j’ai de la chance d’avoir une famille, originaire de Calabre, très aimante, très solidaire, où l’entraide prime. C’est en parlant avec des étudiants à Marseille, alors que je les encourageais à aller à l’Opéra, où il y a des productions superbes, avec des plateaux vocaux extraordinaires et des tarifs très abordables qu’ils m’ont avoué qu’aller à l’opéra signifiait pour eux de sauter un ou plusieurs repas. Heureusement, ça ne concerne pas tout le monde, mais le problème est réel. Je me suis dit, en rentrant à Tours, que nous avions un tarif à 12 euros et qu’en rajoutant un euro, on pourrait offrir un repas complet. C’est une conception solidaire de l’opéra. Et puis, la découverte de la musique, ça change la vie, donc, il faut que tout le monde puisse y accéder.
C’est tellement important de découvrir l’opéra dans de bonnes conditions, avec des productions qui aident à l’apprécier, surtout pour une première fois…
Je vais même aller plus loin : si je veux faire découvrir Molière ou Racine à un enfant d’une dizaine d’années, j’irai à la Comédie française, je vais l’emmener voir les plus grands acteurs de notre pays et certainement pas découvrir un spectacle de troisième ou quatrième catégorie. C’est pour cela qu’avec les moyens dont on dispose à Tours, j’essaie que chacune des productions soit dotée des meilleurs chanteurs possibles, justement parce que dans la salle, on aura toujours des gens qui viennent pour la première fois. Et il faut leur donner les plus belles mises en scène, les plus belles voix. Il faut des productions qui soient fascinantes, lisibles, sinon on vaccine les gens s’il n’y a pas cette magie de la première représentation… C’est peut-être parce que je l’ai eue que je cherche à la transmettre. Au départ, certaines œuvres me parlaient, d’autres moins. Par exemple, je suis entré très vite dans l’univers de Wagner. L’aspect tellurique de l’orchestre m’a fasciné, mais certaines œuvres me résistent toujours. Pelléas et Mélisande par exemple. J’en goûte toute la beauté et tout le génie, mais ça ne me touche pas. Cela viendra peut-être.
Pourtant, vous êtes notoirement féru de musique française…
Oui, j’aime beaucoup le répertoire français romantique. Mais je suis ouvert à d’autres univers, à commencer par le répertoire italien. J’ai beaucoup dirigé Cavalleria rusticana, par exemple. J’aime bien Rossini et ce qui suit, Verdi, tout Puccini et tout le répertoire français, bien sûr, Bizet, Gounod, Berlioz… Pour moi, Pelléas est un opéra vériste et Golaud est une espèce de monstre. J’aurais rêvé de le faire avec Roberto Alagna. Je suis certain que cet immense chanteur aurait amené quelque chose d’instinctif et d’animal à cette œuvre. Mais si j’aime le répertoire français, en particulier les Dialogues des carmélites, je fais moins d’œuvres contemporaines.
Vous ne cédez donc pas à la sirène des saisons où il faut du contemporain, voire de l’ultra contemporain ?
Je mets dans mes saisons des choses que je n’aime pas forcément. Je suis là pour le public. J’essaie d’offrir un maximum d’ouverture esthétique. Nous avons également des commandes d’opéras contemporains et je travaille avec des compositeurs que j’admire. Mais il faut une affinité très importante avec ce type de répertoire, aimer explorer et expérimenter. Il faut y croire à fond.
Comment vivez-vous l’ambiance de morosité actuelle ?
C’est une période de remise en question des institutions lyriques, de désaffection parfois de certains politiques. J’ai beaucoup de chance à Tours, je dois le dire ; le maire n’était pas forcément quelqu’un qui connaissait l’opéra. « Amenez le plus possible de gens voir ce qui se passe dans cette maison. Pour tout ce que vous mettrez en place dans l’optique d’avoir le meilleur niveau possible, vous aurez mon accord et mon soutien », m’a-t-il dit. Et c’est le cas ! Notre maire ne nous a pas baissé les subventions et les a même augmentées. L’un des directeurs du Met disait, dans les années 1970 : « Vous me dites toujours que ça coûte de l’argent, un opéra. Vous verrez ce qu’il en coûtera d’avoir une société sans culture. Le prix sera décuplé ». Et je pense que c’est vrai. En ce qui concerne la baisse des subventions dans les Pays de Loire, je n’en comprends pas la motivation : est-ce que c’est un projet de destruction, de l’ignorance, de la provocation, de la vengeance ? Je ne sais pas. Mais ce sont toutes de mauvaises raisons. En tout cas, il faut résister. Et la résistance passe par le fait de faire venir des gens.
Avez-vous peur ?
Je crois qu’il va y avoir autant de solutions et de dynamiques qu’il y a de régions, de communes, de directeurs, d’orchestres et d’institution locales. Par ailleurs, l’union fait la force. Il ne faut pas avoir peur.