En septembre 2015, échaudé par la rumeur autour de l’affiche d’Otello où l’interprète du rôle-titre, Aleksandrs Antonenko, exhibait une mine trop halée pour être naturelle, le Met décidait de cesser définitivement de grimer le général maure dans le chef-d’œuvre de Verdi. La question du blackface, jusqu’alors circonscrite à d’autres sphères, faisait irruption dans le monde de l’opéra.
Si le terme ne dispose pas à ce jour d’équivalent dans la langue française, c’est que la pratique est née au Etats-Unis. Au 19e siècle, lors de spectacles appelés « minstrel shows », des acteurs blancs peinturlurés au cirage s’amusaient à caricaturer des esclaves noirs présentés comme ignorants et stupides. Ainsi est né le personnage de Jim Crow, qui donnera son nom aux lois ségrégationnistes. « Separate but equal » (séparés mais égaux) : faut-il rappeler la doctrine nauséabonde exhibée comme un postulat derrière lequel s’abrita jusqu’en 1964 la discrimination raciale outre-Atlantique ?
Ce passé infâme suffirait à disqualifier à tout jamais le procédé si la question à l’opéra s’avérait moins simple qu’il n’y paraît. Noircir le visage d’Otello sur une scène lyrique n’a en effet d’autres intentions que de se conformer aux ressorts de l’intrigue – le racisme est une des clés du comportement de Iago (et plus encore chez Rossini, d’Elmiro et de Rodrigo). Il n’y a aucune volonté discriminatoire ou caricaturale derrière le geste.
Puis l’opéra, art de l’artifice s’il en est, possède parmi ses fondamentaux le costume et le maquillage. L’âge, la couleur de peau, le genre même des interprètes importent peu. Il faut dans certains ouvrages des femmes pour des rôles masculins (et inversement). Qu’importe la maturité d’une artiste, et son tour de taille, si elle doit interpréter une jouvencelle et, on a envie d’ajouter, qu’importe l’ethnie de l’esclave éthiopienne ou de la geisha, du moment que par leur chant, elles nous transportent au septième ciel. Seule devrait compter la conformité de la voix à la partition.
Certes, rétorquent les opposants au blackface, mais pourquoi maquiller Otello lorsque le rôle est confié à un interprète blanc alors que, dans une situation inverse, l’on ne juge pas nécessaire de blanchir la peau des chanteurs noirs ? Parce que l’histoire l’impose ? C’est un peu court (jeune homme). Intervient ici ce que les anglo-saxons appellent « color blindness », une aptitude occidentale à ne pas tenir compte des différences de couleurs de peau, sauf lorsqu’il s’agit de personnages d’une autre origine ethnique. La solution idéale serait alors d’exiger des chanteurs une adéquation totale à leur rôle. Ne confier Otello, Aida ou Butterfly qu’à un artiste de couleur. Encore faut-il disposer d’interprètes capables de répondre à cette condition supplémentaire lorsque l’on sait les difficultés déjà posées par la distribution de ces rôles, indépendamment de toutes considérations raciales.
La requête semble moins utopique s’agissant d’Annina dans La traviata. Dans la mise en scène de Benoît Jacquot à la Bastille, la servante de Violetta avait le visage noirci afin d’accentuer le parallèle entre la courtisane verdienne et l’Olympia de Manet – jeune femme blanche couchée sur un lit à laquelle une femme noire présente un bouquet de fleurs. Lors des premières représentations en 2014, le procédé n’avait suscité aucune émotion. Trois années plus tard, des voix s’élevèrent non sans raison : « N’y avait-il donc aucune chanteuse noire à qui confier le rôle ? ». Preuve que le sujet creuse peu à peu son sillon.
En octobre dernier, 400 salariés de l’Opéra national de Paris (sur 1800) ont signé un texte intitulé « De la question raciale à l’Opéra national de Paris », qui demande l’abolition du blackface « de manière officielle et définitive » sur la première scène nationale. Alexander Neef, a salué le « courage » du collectif et lancé dans la foulée une mission d’étude à la suite de laquelle l’institution a décidé « l’arrêt de la pratique très contestable du blackface et du maquillage des rôles stéréotypés sur l’ensemble des productions » – ce qui comprend aussi l’interdiction du yellowface et du brownface.
« Si vous voulez rester partie prenante de la société, vous ne pouvez pas rester immobile et refuser d’évoluer », commente le directeur fraichement émoulu, qui touche peut-être là le cœur de ce que l’on aurait tort de prendre pour un faux problème : l’opéra, genre artistique conçu à l’origine par des blancs pour des blancs, n’aurait-il pas oublié au fil du temps de prendre en compte les critères de diversité qui caractérisent aujourd’hui notre société ?
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