Appelé à se substituer tantôt à l’orchestre, tantôt aux choristes, tantôt aux solistes, le chef de chant exerce un des plus complets, mais aussi des plus discrets, parmi les métiers de l’opéra. Christophe Manien nous en révèle les arcanes.
Existe-t-il des études spécifiques pour devenir chef de chant à l’opéra ?
Tout à fait. Il existe au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris où j’ai fait mes études d’accompagnement une classe entièrement dédiée à l’apprentissage du métier de chef de chant. J’ai pour ma part commencé par la classe d’accompagnement vocal consacrée au répertoire du lied et de la mélodie, qui m’attirait particulièrement lorsque j’ai commencé à travailler avec des chanteurs. Puis j’ai eu envie de connaître l’opéra, j’ai donc passé le concours d’entrée de la classe d’accompagnement-direction de chant. Au départ, j’ai fait ce choix plutôt par curiosité mais la découverte de cet univers foisonnant et d’une richesse inépuisable, associée à la rencontre avec Serge Zapolsky, le professeur qui avait créé cette classe au CNSMDP, m’ont transmis le virus ! Quelque temps après la fin de mes études, on m’a proposé d’être chef de chant pour Les Noces de Figaro avec une troupe de jeunes chanteurs à Besançon, et c’est ainsi que tout a commencé.
Vous n’êtes pas attaché à une maison d’opéra en particulier?
Non, je suis freelance et travaille par projet avec les maisons d’opéra qui font appel à moi : l’Opéra Comique, le Théâtre Royal de La Monnaie, les Opéras de Lille et Rouen, le Théâtre des Champs-Elysées et également le Festival d’Aix-en-Provence. Je suis contacté entre six mois et un an et demi avant le début des répétitions, souvent par les chargés ou directeurs de production, plus rarement par le directeur de l’opéra lui-même. Il arrive aussi qu’un chef d’orchestre ou un compositeur avec qui j’ai collaboré par le passé souhaite retravailler avec moi et demande alors à la structure de m’engager. Pour compléter la réponse à votre question, certaines institutions, comme les Opéras de Paris, Bordeaux ou Nantes par exemple, ont leurs chefs de chant permanents qui travaillent donc au sein du même établissement pendant le déroulement de la saison.
Par où commence alors votre travail ?
Cela dépend des œuvres. Si c’est un opéra que je ne connais pas, je commence par écouter un enregistrement (s’il en existe, ce qui n’est pas toujours le cas), et puis bien sûr je me procure la partition. Je la déchiffre et commence à la travailler chez moi. Le support est un piano-chant, c’est à dire la partition qui sera ensuite jouée par l’orchestre mais réduite pour piano, avec toutes les parties vocales, solistes et chœurs. Ce travail d’apprentissage se fait également avec le conducteur de l’œuvre car qui dit réduction pour piano dit choix opérés par le transcripteur. Chez Mozart, Wagner ou d’autres compositeurs, il existe plusieurs piano-chant qui peuvent se révéler très différents d’un éditeur à l’autre. Le but est de réussir à jouer au piano une version qui soit la plus proche possible de ce qu’a voulu le compositeur, et qui corresponde au maximum à ce qu’entendront les chanteurs lorsque les répétitions avec orchestre débuteront ! Je me fabrique donc au fur et à mesure du travail ma propre partition. Parfois, surtout dans le répertoire contemporain, je n’ai pas à me poser ces questions car il n’existe tout simplement pas de piano-chant ! Je dois donc travailler directement sur le conducteur et réaliser moi-même ma propre réduction. Cela complique énormément le travail d’apprentissage mais c’est passionnant car on est alors en permanence en liaison directe avec la vraie partition ! Pour revenir à votre question, dans ce cas de figure, je commence par travailler les parties vocales (intonation, rythme…) et vais progressivement puiser dans le conducteur tout ce qui pourra être utile et aider les chanteurs.
Le travail préparatoire à une production comporte plusieurs autres aspects non pianistiques. Il y a d’abord l’histoire qui va se dérouler sur scène. J’aime bien, quand il y en a un, lire l’ouvrage littéraire qui a servi de support au livret de l’opéra. Ce qui m’amène à parler du texte et des personnages : il y a bien sûr la dimension théâtrale et psychologique des rôles dont il faut s’imprégner en vue du travail futur avec les chanteurs, mais il y a dans un premier temps tout simplement la compréhension littérale du texte, ce qui induit pour les ouvrages non français un travail préalable de traduction si je ne maîtrise pas très bien la langue choisie par le compositeur. Une particularité du métier de chef de chant consiste par ailleurs à être capable de chanter, tout en jouant la réduction de l’orchestre, chaque partie vocale, car on pourra être amené pendant les répétitions à donner les répliques d’un chanteur absent ou malade, ou encore les parties du chœur qui n’arrive en général qu’au bout de plusieurs semaines de répétitions. Si le metteur en scène prévoit par exemple un jour de faire un filage d’une partie de l’opéra et qu’il manque un chanteur, ce sera au chef de chant de chanter les répliques du soliste absent, permettant ainsi le déroulement des scènes sans discontinuité. Mieux vaut donc s’entraîner dans sa chambre avant d’arriver sur la production ! Deux anecdotes à ce sujet : la première pour rappeler que s’il est parfois nécessaire de chanter pendant une répétition, il faut le faire de manière opportune : un jour, sur une production de Wagner, une chanteuse marquait pendant une répétition mais le piano était tellement loin d’elle que je ne l’entendais pas du tout. J’ai donc commencé à chanter sa partie, ce qui l’a vexée car elle croyait que je la soupçonnais de mal connaître son rôle ! La seconde anecdote concerne un travail très particulier que l’on m’a déjà demandé plusieurs fois de faire : enregistrer en vue d’une production l’intégralité d’un ouvrage pour lequel il n’existe justement aucun enregistrement disponible. En effet, il est indispensable pour un metteur en scène de connaître la durée, même approximative, d’un opéra qu’il va devoir mettre en scène, et également d’avoir une idée sonore de l’univers musical qui va l’occuper de nombreux mois. Je me suis ainsi retrouvé avec des équipes artistiques que je ne connaissais pas, à jouer seul au piano la réduction complète d’un opéra, en chantant (plus ou moins bien !) les différents rôles. Dans ces moments-là, on renonce à expliquer à sa famille qui vous croit « simplement » pianiste en quoi consiste exactement son métier !
Comment se déroule la première répétition ?
Le premier jour de production est un moment fort pour le chef de chant. Car la première répétition, la « musicale », est consacrée à une lecture de l’œuvre entière avec l’ensemble des solistes sous la direction du chef d’orchestre. Il faut donc être prêt à jouer plus ou moins 300 pages de musique ! La durée d’un opéra varie bien entendu d’une œuvre à l’autre mais on est très souvent autour de 2h30-3h. Cette première séance de travail qui permet d’écouter la voix de chaque soliste donne aussi au chef d’orchestre l’occasion de donner ses indications musicales et les orientations qu’il souhaite prendre pour l’interprétation de l’opéra, ses options de battue, tempo, phrasé, caractère… L’ensemble de l’équipe artistique est également présent et c’est pour le metteur en scène l’occasion de présenter son travail et sa vision de l’œuvre, car dès le lendemain commencent les répétions scéniques.
Toujours avec vous au piano ?
Oui, c’est un travail d’environ quatre à cinq semaines qui commence, dans un studio de répétition pour commencer puis depuis la fosse d’orchestre quand nous arrivons au plateau. Ces répétitions, appelées « mise en scène-piano », consacrées à l’élaboration de tout le travail théâtral sont toujours accompagnées au piano – au clavecin s’il s’agit d’un opéra baroque – pour des raisons de souplesse, car on s’arrête et on reprend très souvent pendant les répétitions, et également pour des raisons économiques car aucune maison d’opéra ne peut payer quarante ou cinquante musiciens à raison de six heures par jour pendant cinq semaines ! Bien entendu le travail musical et vocal est également intense pendant toutes ces répétitions. Il est d’usage, lorsqu’une nouvelle scène est abordée par le metteur en scène, de la retravailler musicalement avant le travail scénique (il peut parfois s’être passé deux semaines depuis la musicale du premier jour !). On peut résumer en disant que pendant tout ce processus de création, le chef de chant endosse simultanément trois responsabilités : jouer au piano la partie de l’orchestre, suivre la battue et les indications musicales du chef d’orchestre et écouter les solistes pour leur faire ensuite des corrections. Car il y a les coaching des chanteurs, qui sont également dévolus au chef de chant. Ils se passent en dehors du temps de répétition scénique, à l’exception des structures qui engagent deux chefs de chant qui peuvent alors se répartir le travail. C’est un moment privilégié pendant lequel on peut travailler en détail avec les solistes certains aspects de la partition qu’il n’est pas possible d’aborder sur le plateau pendant les répétitions. Ces séances de travail s’effectuent à la demande des chanteurs, du chef d’orchestre… ou du chef de chant ! Travail strictement musical, sur des airs ou des ensembles, phrasé d’un récitatif, consolidation du « par cœur », corrections sur la prononciation, réflexions sur le personnage, le champs est vaste ! C’est également parfois un moment propice pour certains chanteurs de se confier sur une difficulté éventuelle rencontrée pendant la production. Le chef de chant, qui est le relai du directeur musical auprès des chanteurs dans ces séances de coaching peut ainsi se retrouver également le relai des solistes auprès du chef d’orchestre dont il est un interlocuteur permanent.
Où s’arrête le travail du chef de chant ?
On est en général engagé jusqu’à la première représentation de l’opéra. La « générale-piano », qui se situe environ une semaine plus tôt, est certes un moment clé et également un carrefour important pour la production : cette ultime répétition avec piano qui conclut le travail du metteur en scène est un filage complet de l’opéra, dans les conditions du spectacle, avec costumes et maquillages pour les chanteurs. C’est d’ailleurs un moment paradoxal au regard de l’ensemble de la production, car si c’est plus ou moins le « grand moment » du chef de chant, les chanteurs et le chef d’orchestre attendent bien naturellement l’arrivée de l’orchestre prévue le lendemain ! À partir de ce moment, le travail du chef de chant peut paraître moins concret, mais il n’est pas fini pour autant. Si la production n’a pas engagé de chef assistant, c’est le chef de chant qui endosse cette responsabilité, servant à nouveau de relai au chef d’orchestre pour écouter depuis la salle l’équilibre sonore entre les musiciens qui jouent dans la fosse et le plateau (question évidemment cruciale pour les solistes après plusieurs semaines de répétitions avec piano) et guider le réglage de la balance. Les répétitions avec orchestre autorisent également une plus grande disponibilité d’écoute des chanteurs car on n’est plus au piano. Cela permet de continuer à faire des notes aux chanteurs sur l’évolution du travail et de refaire éventuellement des séances de coaching. Récemment, lors de la création mondiale de Marta de Wolfgang Mitterer à Lille, deux chanteurs ont ainsi souhaité faire des raccords avec piano jusqu’à la répétition générale. Il est donc assez courant d’être bien occupé jusqu’à la première.
A laquelle vous assistez en tant que spectateur ?
Souvent en effet, mais pas toujours. Je vais prochainement travailler sur un Così fan tutte à l’opéra de Rouen pour lequel je tiendrai la partie de pianoforte pendant les représentations. Il m’est également arrivé plusieurs fois de jouer une partie de clavier dans du répertoire contemporain. Et puis il y a les structures atypiques, telles que la Péniche Opéra à Paris qui permettent des formats particuliers. Nous avions ainsi monté il y a quelques années La Colombe, opéra-comique de Gounod pour quatre chanteurs dans une version avec piano.
Quelles sont les qualités d’un chef de chant ?
Question difficile, qu’il serait d’ailleurs intéressant de poser également aux chanteurs ! Il faut avant tout aimer le chant et l’opéra, aimer accompagner des chanteurs, connaître des langues étrangères et avoir le goût du travail en équipe – personnellement, c’est justement le déploiement de toutes ces énergies et corps de métiers si différents mais au service d’un même projet qui me fascine dans l’opéra. Il faut comme je le disais tout à l’heure savoir jouer sous la direction d’un chef d’orchestre, ce qui n’est pas toujours facile pour un pianiste qui n’a pas de pratique d’orchestre dans sa formation musicale initiale. Et puis il y a parfois une dimension plus psychologique dans la relation aux chanteurs: écouter les doléances d’un premier rôle qui serait en désaccord avec son metteur en scène, savoir mettre en confiance un jeune chanteur qui débute, gérer une possible rivalité entre solistes, faire accepter à un chanteur une demande musicale du chef d’orchestre… Travail de l’ombre mais primordial et passionnant !
Le chef de chant doit donc se plier aux exigences des uns et des autres ?
Je dirais être à l’écoute de l’ensemble des protagonistes. La qualité de relation avec le chef d’orchestre est prépondérante. L’expérience accumulée et aussi le fait de retrouver des mêmes chanteurs sur des productions différentes, et donc de mieux les connaître, permettent de trouver plus facilement une bonne méthode de travail. Par ailleurs, il arrive que certains chefs d’orchestre, plus habitués au répertoire symphonique qu’à la production lyrique comptent aussi beaucoup sur le chef de chant pour leur suggérer des solutions !
Avez-vous un répertoire de prédilection ?
Je suis très attiré par la création contemporaine qui est pour tous une découverte totale, un voyage collectif vers l’inconnu, avec le privilège – et parfois la pression – d’avoir à ses côtés le compositeur. Ce répertoire donne également la liberté aux chanteurs d’aborder des rôles sans la chape de plomb des références parfois légendaires d’un Wotan ou d’une Mimi. Mais j’aime évidemment beaucoup le répertoire, tellement vaste, et j’espère ne pas avoir d’étiquette.
Des œuvres dont vous rêvez ?
Plein ! Don Carlos, Pelléas et Mélisande, Tristan, La Damnation de Faust ou encore Wozzeck et bien sûr Don Giovanni qui est mon souvenir d’opéra le plus lointain lorsqu’âgé d’une douzaine d’années j’avais été subjugué par le film de Joseph Losey.
Propos recueillis le 28 mars 2016