Laurent Bury
Gedda ou Alagna, l’élégance suprême d’un Faust aristocratique ou l’énergie passionnée d’un Faust au français plus naturel, comment choisir ? Si le son ne suffit pas, l’image aide à trancher. Le Faust rigolard et balourd d’Alagna à Orange, benêt et dépassé par les événements à Covent Garden, joufflu et en tee-shirt doré à la Bastille : autant d’arguments qui feront pencher la balance en faveur de Gedda, qui eut la chance d’être filmé en 1975 à Garnier, avec Freni et Soyer, dans la production de Lavelli. Bien qu’alors quinquagénaire, son Faust en frac gris perle et en gants blancs est le frère de Lenski, un prince romantique comme la musique de Gounod le laisse imaginer. D’ailleurs, les grands seigneurs ont seuls des airs si résolus avec cette douceur. Puisque Marguerite vous le dit.
Christophe Rizoud
Réduire le duel des Faust d’Alagna et de Gedda à une querelle entre anciens et modernes reviendrait à se tromper de débat. Evidemment, l’odeur de naphtaline qui entête le « salut, demeure chaste et pure » de Gedda appartient à une autre époque. Là n’est pas la question. Si l’ami Roberto est moderne, ce n’est parce qu’il est le plus jeune mais parce qu’il est intemporel. Et s’il est intemporel, c’est parce qu’il est naturel. Faut-il une fois encore rappeler la diction, le phrasé, ce medium solide qui sert de socle à un chant souverain et – seul terrain dangereux sur lequel notre ténor public numéro un aurait pu trébucher – l’aigu qu’à Paris cet automne on a entendu radieux. Non, dans Faust, le vrai rival d’Alagna, ce n’est pas Gedda et ses affèteries mais Thill et sa noblesse. Arrêtons là un combat déloyal.
Julien Marion
Qu’attend-on de Faust ? Un timbre, du style et de la diction. Admettons que le timbre de notre Roberto national soit intrinsèquement plus flatteur que celui de Gedda. Mais pour le reste ! Le style inhérent au chant français, impeccable, châtié, tout en suggestion et en absence d’effets, il y a hélas bien longtemps qu’Alagna, tout à sa sicilianité et à ses luismarianeries, l’a abandonné, à supposer qu’il l’ait jamais possédé. Alors que Gedda, en revanche ! Quelle classe ! Quelle noblesse ! Et quant à la diction, pourtant un des points forts de Roberto Alagna, elle est irréprochable chez Gedda, grand polyglotte devant l’Eternel. En résumé, pour l’ut de la cavatine, on pourra préférer Alagna, mais pour tout le reste, sans hésitation, c’est Gedda qu’il faut écouter.
Christian Peter
Ses disques en témoignent, Nicolaï Gedda fut sans conteste « le » Faust de sa génération. Mais dans la production de Lavelli, la voix n’était déjà plus à son zénith : timbre nasal, aigus émis en force, absence de nuances avec, vieux ou jeune, une allure gauche et empotée. Tel n’est pas le cas de Roberto Alagna qui, de Londres à Orange,a promené son Faust élégant et racé, magnifié par un timbre radieux, couronné d’un aigu éclatant. Aussi crédible en vieillard cacochyme qu’en jeune homme fringant, sa diction superlative et la spontanéité de son incarnation font le reste. Aujourd’hui encore, à 48 ans, Alagna affiche dans ce rôle, une santé vocale bien supérieure à celle du Gedda de 1975, qui en avait à peine 50. Alors, selon mes souvenirs de théâtre, Roberto Alagna sort largement vainqueur de ce duel.
Antoine Brunetto
Confrontation a priori déséquilibrée pour ce duel au sommet : on peut encore entendre l’un sur scène quand l’autre ne peut se fréquenter qu’au disque. On ne pourra les départager sur la diction, parfaite dans les deux cas. D’aucuns mettront en avant un plus grand naturel chez Roberto. Les mêmes trouveront le Faust de Nicolai Gedda un rien corseté, voire guindé. Personnellement je l’entends élégant quand notre ténor national sonne un peu déboutonné. Que Diable, Faust n’est pas un bellâtre vibrionnant mais un vieil allemand grincheux qui est passé à côté de sa vie à force de courir après le savoir !
Sylvain Fort
Qui est Faust ? Un vieillard que rattrape le Démon… de midi. Du moins en est-il ainsi chez Gounod. Goethe se permet quelques raffinements supplémentaires. Nicolai Gedda apporte au personnage l’âme troublée qu’il met à Lenski et à Werther. Le timbre est celui d’un jouvenceau que la chair attriste, hélas. Partout, il semble retenir des larmes de joie et de désespoir. Roberto Alagna, lui, apporte au jeune homme soudain rendu à sa verdeur le torse bombé et le large sourire du reître affamé. Il promène partout le visible contentement de son nouvel état et Méphisto a bien du mal à le tenir. Peu s’en faut que « Demeure chaste et pure » ne s’extrapole en « On a chanté les Parisiennes » – mais non. Les grands sensibles préféreront l’oeil humide de Gedda. Pour moi, je mets au-dessus de tout la hâbleuse jeunesse de Roberto, son sourire vainqueur et ses phrases d’airain, son humour potache qui fait de lui un diablotin éveillant en Méphisto l’instinct maternel. Et puis, ce français de chez nous, ouvragé et sonnant, on n’y résiste pas.
Jean-Philippe Thiellay
S’il faut en choisir un, ce sera le ténor suédois. Son timbre juvénile convient parfaitement au rôle, qu’il a chanté à Garnier et gravé à plusieurs reprises dans des représentations de légende, avec Freni et Ghiaurov notamment. Dans les différentes facettes du rôle, légères ou au contraire plus lyriques, il promène son français parfait – ce qui n’est pas un petit compliment face à celui de Roberto-, la facilité de l’émission et de ses aigus. Et quelle tenue, quelle classe ! Ce Faust là n’est jamais débraillé et on comprend que Marguerite se damne !