Alors que Paris s’apprête à découvrir Platée vue par Robert Carsen, avec notamment Simone Kermes, nos rédacteurs confrontent leur point de vue sur deux interprètes du rôle de la Folie : Mireille Delunsch et Sabine Devieilhe.
Mireille Delunsch
Dans le petit monde baroqueux, longtemps peuplé de voix droites, sans vibrato, désincarnées, apparut un jour un timbre qui surprit par son ampleur, par ses rugosités, par sa diction vigoureuse. C’est avec un disque de cantates françaises du XVIIIe siècle que Mireille Delunsch fut révélée au public, au milieu des années 1990. On disposait enfin d’une chanteuse apte à donner corps aux reines et aux magiciennes, et la suite ne se fit pas attendre, avec notamment une éblouissante Armide en 1996 et une envoûtante Poppée en 1998. Et c’est en 1999 que Marc Minkowski, toujours lui, lui confia la Folie de Platée. Pour ce personnage hors normes, il faut une voix hors normes ; une chanteuse trop lisse, comme Sabine Devieilhe, donne une image bien sage de celle qui illustre sa déraison en jouant du désaccord complet entre le fond et la forme, avec son air gai aux paroles tristes et son air triste aux paroles gaies. Admirablement secondée par la mise en scène d’un Laurent Pelly particulièrement inspiré, pour un de ces spectacles euphorisants qu’on ne se lasse pas de revoir, Mireille Delunsch livra dès la première série de représentations, puis à chaque reprise (en 2002, en 2006, en 2009, cette dernière date correspondant aussi à son ultime prestation à l’Opéra de Paris), un inénarrable numéro de meneuse de revue déjantée, qui lui valut entre autres de figurer en couverture de L’Opéra baroque et la scène moderne, le livre de Christophe Déshoulières qui la trouvait dans ce rôle « belle comme une star d’Hollywood en perruque blond platine ». Mais faisons abstraction de sa sidérante présence scénique pour ne garder ouvertes que nos oreilles. Surtout, faisons abstraction de tous les critères par lesquels on jugerait le beau chant : il ne s’agit pas ici de cela, mais d’expressivité. Et là, tous les coups sont permis, les ricanements, les nasillements, les graves appuyés, même les emprunts à d’autres styles de musique. La pureté, l’orthodoxie n’ont rien à faire ici, ce qu’il faut, c’est de l’excès, du non-sens, ce qui ne fait pas peur à Mireille Delunsch. En attendant d’entendre ce qu’en fera Simone Kermes, elle reste pour nous la seule à avoir la démesure nécessaire.
Laurent Bury
Sabine Devieilhe
Rôle en or pour divas extraverties, la Folie de Platée peut aussi se refermer sur elles tel un piège narcissique et impitoyable. De fait, la tentation est grande de se lâcher complètement au risque de sombrer dans l’hystérie. A l’opposé, une exécution précautionneuse et littérale d’« Aux langueurs d’Apollon » relèverait du contresens. Bien sûr, tout est affaire de goût et de perception, singulièrement en matière d’extravagance. De la Folie de Mireille Delunsch, découverte à Gand en 1999, je n’ai retenu que l’éblouissement visuel, le numéro de la chanteuse m’ayant paru très prévisible et convenu après celui, autrement inventif et délirant, de Jennifer Smith, également sous la conduite de Minkowski mais dix ans plus tôt. C’est dans la partition que Sabine Devieilhe trouve le secret du ton juste, du dosage des effets. Rameau ne met pas en scène un bouffon : il parodie un geste musical qui sollicite l’art vocal de la chanteuse avant son talent de comédien. Certes, le compositeur détourne à des fins comiques coloratures et ornements, mais l’air possède la beauté ambiguë des pastiches, entre admiration et tendre moquerie. La Folie de Sabine Devieilhe s’écoute les yeux fermés et n’a nul besoin de la scène pour exister, elle respire cet « esprit de badinage, de finesse et de gaîté folâtre » si finement décrit par Cuthbert Girdlestone et conserve dans la drôlerie une classe … folle.
Bernard Schreuders