Avant de devenir patron du Metropolitan Opera de New York durant 27 années exceptionnelles (de 1908 à 1935), saisons où rivalisèrent les talents de Caruso ou Toscanini, Giulio Gatti-Casazza fut d’abord le tout jeune directeur du théâtre de Ferrare en 1893, à l’âge de 24 ans, puis dirigea 10 ans la Scala, de 1898 à 1908. Au tournant du siècle, le théâtre milanais essaie de retrouver sa réputation perdue (un peu comme souvent) et, sous son nouveau patron, alterne reprises soignées et créations. En décembre 1901, Gatti-Casazza ouvre sa quatrième saison scaligère avec Die Walküre, un titre qui vient remplacer la création attendue de Nerone d’Arrigo Boito : le compositeur n’est pas pleinement satisfait de son orchestration et a souhaité la peaufiner. Finalement, l’ouvrage sera créé… 20 ans plus tard, après le mort de l’intéressé ! A cette Walküre doit succéder une Linda di Chamounix, à laquelle sera couplée une nouvelle production d’Amor, « grand poème chorégraphique » suivant l’expression modeste de son auteur, le chorégraphe Luigi Manzotti. Les soirées étaient longues à Milan. Ce ballet en deux actes, sur une musique de Romualdo Marenco, fait partie d’une trilogie composée pour la Scala et comprenant l’incontournable Excelsior (1881), suivi d’Amor (1886) et de Sport (1897). Pour paraphraser Jacques Séguéla, celui qui, à 50 ans, n’a pas vu Excelsior, a vraiment raté sa vie. Pour les lecteurs qui ne connaîtraient pas le genre de la grande poésie chorégraphique, on trouvera ici un extrait dudit ballet (normalement, cette musique devrait vous poursuivre nuit et jour pendant plusieurs semaines sans que vous ne puissiez vous en débarrasser : inutile de nous remercier. Aller, encore un p’tit coup).
© Jean Michel Pennetier
Mais revenons à nos éléphants. Amor retrace les principaux événements historiques qui ont précédé la Bataille de Legnano, le 29 mai 1176, affrontement à l’issue duquel l’empereur Frédéric Barberousse et les armées du Saint-Empire romain germanique furent vaincues par les troupes lombardes, lesquelles, sous la bannière du pape Alexandre III, avaient pour une fois mis de côté leurs rivalités. Dans une scène représentant le triomphe de Jules César, Manzotti avait exigé, en complément des chevaux initialement prévus, un éléphant et un bœuf. Rien n’étant trop beau pour redorer le blason de la Scala, Gatti-Casazza engagea un dresseur et l’envoya à Hambourg, chez le célèbre Carl Gottfried Heinrich Hagenbeck, acheter un éléphant. Les choses étaient simples à l’époque. Hagenbeck était le grand marchand d’animaux sauvages de son siècle, approvisionnant cirques, zoos et ménageries… En 1897, une de ses ventes parisiennes est annoncée ainsi dans Le Gaulois : « L’un des groupes contenait trois lions, deux tigres, deux léopards, un ours polaire et quatre chiens, habitués à travailler ensembles. Ces animaux étaient offerts pour 50.000 francs. Un autre groupe, composé de même, avec cinq lions et trois tigres de plus, atteignait la mise à prix de 69.000 francs. Pour 13.500 francs, on pouvait avoir un tigre de Penang, dressé a monter à cheval, accompagné d’un chien. Pour les petites bourses, il y avait encore un marché avantageux : un éléphant, monté par un lion, accompagné d’un chevalet de deux babouins. Mais les véritables occasions, c’étaient des éléphants de 5 à 10.000 francs [750 à 1.500 euros d’aujourd’hui] ; un hippopotame de six mois, 10.000 francs ; des tigres, de 2.500 à 6.000 francs ; des lions, à 2.000 francs ; des chimpanzés, à 1.000 francs pièce ; et enfin, des autruches, à 800 francs la paire ». Ne sachant que faire d’un lot d’invendus pachydermiques, Hagenbeck devint directeur de cirque lui-même (on lui doit la grande cage centrale des dompteurs). Il est également le concepteur du zoo sans barreau, et l’inventeur du sinistre zoo humain. En 1881, ce charmant individu captura en effet des habitants de la Terre-de-feu, et les promena dans toute l’Europe, activité qu’il poursuivit pendant des décennies en présentant également des Samis et des Nubiens. On estime qu’environ 35.000 êtres humains furent ainsi exhibés. Il mourut en 1913 d’une morsure de serpent : bien fait.
Début décembre, l’animal finit par arriver à Milan par le train du soir (sans doute n’y avait-il plus de couchettes disponibles) : il s’appelait Papus. Son dresseur jugea envisageable de lui faire faire à pied, de nuit, le trajet séparant la gare du théâtre. « Je demandais au dresseur : » Êtes-vous bien sûr ? L’éléphant ne risque-t-il pas de devenir capricieux ou de s’effrayer ? Quelque chose pourrait arriver en chemin... » Mais celui-ci me répondit d’un ton dédaigneux : » Faites-moi confiance, mon cher et n’ayez crainte. Je connais mon métier » ». Le pauvre animal fut soigneusement entravé, une équipe de techniciens du théâtre portant toutefois ses chaînes pour lui permettre de progresser. Le dresseur le guidait au moyen traditionnel d’un stick. Soudain, surpris par un éclair électrique du tramway, le pachyderme fut pris de panique et s’enfuit dans petite rue longeant les vieilles murailles de la cité. Il finit par s’introduire dans un hall d’immeuble, traversant la loge du concierge dont la famille, qui était en train de dîner, n’eut que le temps de sauter par la fenêtre. La police arriva sur ces entrefaites, prête à abattre le vandale. Mais lorsqu’il fut expliqué qu’il s’agissait de la nouvelle étoile de la Scala, et non d’un vulgaire animal de cirque, il fut décidé de ramener Papus indemne à son wagon.
Papus pas content dans La Domenica del Corriere @ Jean Michel Pennetier
Le lendemain, l’éléphant fut transporté à la Scala par un camion de déménagement, et logé dans des étables situées en sous-sol de la Scala. Malheureusement, le brave Papus s’était blessé la veille. Un vétérinaire repéra en effet des morceaux de verre dans son pied, et la malheureuse bête dut être amenée dans une clinique vétérinaire pour extraire ces éclats et être pansée. Après tous ces déboires, Papus fut prêt pour les répétitions, avec un gros pansement sur la patte arrière droite toutefois. On a beau être éléphant, on n’en est pas moins artiste, et toutes ces péripéties avaient fini par lui saper le moral. Pour lutter contre cette mélancolie naissante, le dresseur eut l’idée de faire venir un petit singe, intelligent et habile, du nom de Pirri, afin de lui tenir compagnie (coïncidence intéressante mais non exploitée, Amor contient un étonnant Ballet des Singes, auquel notre ami ne fut pas convié). Pirri se plaisait sur le dos de Papus et les deux animaux semblaient bien s’entendre. Vint le jour de la répétition générale, où Papus devait endosser un lourd costume : un palanquin avec deux figurants. Il ne l’entendit pas de cette oreille qui, même chez les éléphants d’Asie, reste impressionnante par ses dimensions. Il fit promptement demi-tour, courant à travers des rangées de Cupidons effrayés, écrasant casques, armures et boucliers sur son passage, et finit par trouver refuge derrière un élément de décor. Il y resta toute la nuit. Il fallut refaire les accessoires massacrés au passage. Néanmoins, on dit qu’un désastre à la générale augure d’un triomphe à la première, et ce fut le cas une fois encore. Papus tint magnifiquement sa partie ce soir-là et les suivants. Les déboires de Gatti-Casazza n’étaient pour autant pas terminés.
« Un soir où je me rendais un au théâtre, j’entendis un grand tumulte », poursuit-il. « Certainement quelque événement peu ordinaire, car la salle aurait dû être ouverte aux spectateurs des places debout depuis une vingtaine de minutes ». En raison du retard, une foule criante et sifflante était massée à l’extérieur, menaçant les portes de la Scala. Gatti-Casazza rentre dans les bureaux et exige l’ouverture immédiate de la salle. Hors de question : le singe Pirri a brisé sa chaîne et s’est réfugié dans l’auditorium. Il saute d’une loge à l’autre en poussant de grands cris. Impossible de le capturer ! Pendant ce temps, le dresseur est resté introuvable. Gatti-Casazza entre dans la salle et mesure l’étendue des dégâts. Dans une tempête de portes qui claquent, les huissiers vont d’une loge à l’autre, juste à temps pour voir le petit animal s’enfuir espièglement vers la loge du dessus, du dessous ou de côté. Dehors, la foule gronde et on en vient à imaginer recourir à des procédés extrêmes en abattant le pauvre Pirri. Au milieu des malédictions du personnel, le dresseur fait heureusement son apparition avant l’irréparable, tire un sifflet de sa poche, et le petit singe vient se percher sur son épaule.
A la fin de la saison, Papus fut revendu à Hagenbeck, qui lui trouva mille défauts, et ne consentit à le reprendre que pour la moitié de la somme initiale. L’éléphant poursuivit sa carrière dans un cirque, et son dresseur signa même un livre racontant l’aventure scaligère. Et le bœuf dans tout ça ? Après avoir été exhibé couvert de lauriers pendant toute la saison, la placide bête fut, sans plus de reconnaissance pour ses mérites artistiques, vendue à un boucher proche de la Scala. « Je passais devant la boutique presque tous les jours et, pendant plus de deux mois, je pus lire ce texte placé à l’extérieur : » Ici l’on vend la viande du célèbre bœuf du ballet Amor « »…