Voilà un cri qui parfois jaillit du public aux soirs de premières. Car parmi les nombreux acteurs du monde lyrique, il en est un dont le spectateur se plaît tout particulièrement à interroger la bonne santé mentale : le metteur en scène, jalon indispensable de notre dossier consacré à la folie.
Il n’aura échappé à personne que l’asile – ce lieu en marge, inquiétant, méconnu – possède une surprenante visibilité sur les scènes d’opéra. Si le spectateur commence à être familier de ces décors froids et blancs, hantés par la folie et convoquant des images d’angoisse, on s’étonne encore de cette passion des metteurs en scène pour un endroit qu’aucun ne voudrait pénétrer. Les Tom Rakewell et les Lucia y ont sans conteste leur place ; mais lorsque Martina Veh y situe l’action de Don Giovanni ou Alvis Hermanis celle de Parsifal, la perplexité nous gagne.
Lorsqu’on pense à l’asile, on se rapporte d’emblée à la folie : un lieu de vie, mais coupé du monde extérieur et qui obéit à ses propres lois ; peuplé d’individus malades dont la perception de la réalité diffère de la nôtre. Réalité déformée qui a une portée éminemment théâtrale parce qu’elle brouille la frontière entre vérité et illusion ; éminemment tragique également, ce qui explique sa place de choix dans les ouvrages lyriques.
Mais l’asile n’a pas toujours été réservé aux fous : son ancêtre, l’Hôpital général (créé en 1656), internait avec eux les mendiants, les libertins et toutes sortes de criminels. Tous ceux, donc, qui dérogeaient à la norme sociale étaient exclus et enfermés. Tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, déraisonnaient.
Il est vrai que l’opéra s’est nourri de ces figures marginales : les fous, les pauvres, les meurtriers, les rebelles et les sorcières peuplent la scène lyrique. En revanche, il les a inclus à l’action, et non laissés à la marge.
Comment expliquer alors que Felix Breisach transpose Les Noces de Figaro dans un asile ? Une folle journée certes, et qui se joue dans un huis-clos, mais une folie douce. Ou que Johannes Erath fasse subir le même sort à l’Elektra de Strauss ?
Tempête sous un crâne
La production qui nous éclaire le mieux sur cet intérêt des metteurs en scène pour les asiles est sans doute La Dame de Pique vue par Lev Dodin (Opéra de Paris, 1999). Hermann, interné, se remémore les événements de sa vie. Non seulement cela fait écho à la nouvelle de Pouchkine – dans laquelle le héros finit ses jours à l’hôpital psychiatrique d’Oboukhov –, mais cela permet au spectateur d’entrer dans la tête du personnage. En empruntant le point de vue d’Hermann, altéré par la maladie, il fait l’expérience de la folie. Le metteur en scène pousse ainsi l’empathie à son plus haut degré et en fait un facteur d’émotion.
La Dame de Pique, Lev Dodin – Opéra de Paris
L’asile, dans cette production, est également le signe que la psychanalyse a remplacé la psychologie. On a l’habitude de parler de la « psychologie » d’un personnage pour évoquer ses motivations et ce qui transparaît de son caractère, et l’on reconnaîtra sans mal que certains livrets d’opéra manquent cruellement d’indications à ce sujet. Souvent simpliste, peu fouillée, la psyché des protagonistes n’a pas toujours été la priorité des librettistes et les metteurs en scène le ressentent amèrement : dans leur quête de sens, dans leur souci de nourrir les personnages, de leur donner de l’épaisseur, ou alors dans leur recherche de réalisme, ils manquent de matière et commencent à l’inventer. La psychanalyse est justement l’outil qui leur permet de recomposer une histoire, une intériorité ; de les alimenter, avec plus ou moins de réussite, par des drames, des traumatismes, des non-dits.
Quel meilleur exemple que ces Troyens par Dmitri Tcherniakov, qui suscitaient il y a peu l’émoi du public parisien ? Non seulement on y invente un passé traumatique à Cassandre – qui, semble-t-il, aurait été abusée par son père –, mais le spectateur assiste à un psychodrame, cette méthode thérapeutique mise au point dans les années 1930 proposant au patient de rejouer une situation passée douloureuse. Si l’on remplace ainsi la psychologie par la psychanalyse, si l’on recherche à tout prix dans le personnage la faille où la folie pourrait s’insinuer, l’asile devient un décor de choix, il faut en convenir.
Mais on peut s’interroger sur cette Damnation de Faust de Richard Jones, dans laquelle la rédemption de Marguerite n’est qu’une hallucination d’un héros dérangé ; ou sur le Parsifal d’Hermanis qui substitue le médical au sacré, et dont les mystères de la foi ne sont plus que les mystères du cerveau. Priver ces opéras de toute forme de transcendance par souci acharné de réalisme – ou tout simplement par refus du religieux sur scène – n’est-il pas un pas de trop dans la transposition du livret ? Ne prive-t-il pas ces œuvres de leur sens ?
Si les personnages d’opéra n’ont rien à faire à l’asile, certains spectateurs ont pu proposer une solution radicale : y enfermer le metteur en scène.
Le metteur en scène sur le divan
Loin de nous l’idée de souscrire sans réserve à cet expédient ! Mais lorsqu’on entend la colère et les huées des soirs de première, lorsqu’on voit qu’un seul homme (ou, plus rarement, une seule femme) suffit à déchaîner l’hystérie d’une salle entière, ou encore que certains lyricomanes sont convaincus que rien ne vaut une version de concert (contre-sens s’il en est, l’opéra étant conçu pour la scène !), on ne résiste pas à l’envie de s’improviser, le temps d’un article, Docteur Freud ou Docteur Jung.
Plusieurs traits pourraient nous alerter sur une possible folie des metteurs en scène. En effet, force est de constater que certains d’entre eux présentent une forme d’obsession : quel spectateur n’a pas guetté fébrilement l’apparition de lavabos, de rideaux rouges, de néons et d’écriture à la craie ? Qui n’a pas craint l’overdose de thérapies familiales, de visages filmés en gros plan, de plateaux tournants jusqu’à la nausée et de lumières blafardes sur fond bleu ? Style et marque de fabrique du metteur en scène diront certains : ils auront raison. Monomanie diront les autres : on leur accordera le bénéfice du doute.
Après tout, cela n’est pas si grave, ni nécessairement hors de propos : tout au plus cela ennuie-t-il lorsque cela devient parfaitement systématique. Mais le fond du problème, le reproche suprême porté par les plus véhéments n’est rien moins qu’une accusation de meurtre : C’est l’opéra qu’on assassine ! titrait d’ailleurs Jean Goury (L’Harmattan, 2007) dans un virulent pamphlet contre les excès de la mise en scène.
Accusé de tuer l’œuvre sous prétexte que sa vision diffère de la « norme », c’est-à-dire de plusieurs décennies de traditions, on ne pardonne pas au metteur en scène son ubris : sa prétention à révéler ce que des siècles d’histoire de l’opéra n’auraient pas vu, ou tout simplement à dire autre chose que ses prédécesseurs ; à ne pas suivre les indications du livret, à prendre des libertés avec l’action – voire avec la partition.
S’il est un assassin, il a bien sa place à l’asile. Mais rassurons-nous tout de même, un chef-d’œuvre ne saurait mourir de la seule faute d’un metteur en scène : l’oubli lui est plus douloureux.
« Je parle en fou, l’étant plus que tout autre »
Chacun de nous aura en mémoire une production qui l’aura frappé, scandalisé, outré. La colère aussi a sa place à l’opéra : ses amateurs ne sont pas connus pour leur réserve et leur tiédeur – et loin de nous l’idée de les en blâmer ! Les réactions en apparence excessives face à une production sont toujours le reflet d’un attachement profond à une œuvre, à son compositeur, et à l’opéra de manière générale.
Il demeure tout de même une question de taille : si meurtre il y a, selon quelles lois juge-t-on le meurtrier ? Selon celles de la tradition ? Mais la mise en scène est encore un art jeune, et dès lors en constante évolution – aussi bien en raison des nouvelles technologies que de l’évolution du public et des modes de diffusion. Il serait bien dommage qu’elle se trouve déjà figée dans des habitudes.
Ne jugeons-nous donc pas selon nos propres lois ? Entendons par lois notre sensibilité, nos goûts, nos antécédents de spectateur, notre imagination : autrement dit, ce que nous voudrions voir sur scène ? C’est légitime, ou du moins c’est humain ; pour s’en convaincre il suffit de voir à quel point les avis sur une même production peuvent diverger, ne serait-ce que sur notre site. Ce qui semblera déraison à l’un, sera génie pour l’autre.
En écrivant ces lignes il nous faut donc – non sans appréhension – reconnaître la folie comme toujours relative, et que nous ne sommes jamais que le fou de quelqu’un. Sans doute la folie nous guette-t-elle, nous aussi…
D’ailleurs, la mise en scène d’un spectacle n’est-elle pas mise en scène d’une forme de folie ? Prendre le vrai pour le faux, la réalité pour l’illusion : voilà le propre de l’opéra aussi bien que des insensés ; et c’est bien le metteur en scène qui donne forme à l’illusion dramatique et entraîne, à sa suite, chanteurs et public dans cette folie douce.
Mais qui est le plus fou : lui, ou nous, qui voulons bien le croire ?
« Souvent un fou même raisonne bien »
L’engouement de certains metteurs en scène d’opéra – de plus en plus nombreux – pour la relecture, la recomposition, l’adaptation, voire une esthétique du choc et du scandale, a fait du lyricomane un individu soupçonneux. Toujours méfiant lorsqu’il se rend à un spectacle, il redoute, à juste titre, que le théâtre desserve la musique, ou que la mise en scène prenne le dessus sur la partition.
Dès lors, le metteur en scène est érigé en ennemi potentiel de l’art lyrique et l’on serait tenté de l’en exclure. On se replie sur soi, sur ses beaux souvenirs des productions passées ; on voudrait aller à l’opéra confiant et certain que seules des faiblesses d’ordre musical seraient susceptibles de gâcher la soirée. En un mot, on voudrait refuser à la vue le pouvoir de nuire à l’oreille.
Comme c’est compréhensible lorsqu’on assiste, impuissant, aux excès et aux délires de certaines productions ! On imagine que se débarrasser du metteur en scène serait un moindre mal et nous délivrerait, à coup sûr de nos angoisses de spectateur.
Mais s’en tenir à des mises en scène décoratives, littérales, qui servent de toile de fond à l’opéra sans lui donner du sens ne serait-il pas d’un ennui abyssal ? Privilégier les versions de concert – sans parler ici de l’avantage économique qu’elles représentent – ne serait-il pas une grave erreur ? Priver l’opéra du théâtre, c’est le priver de sa raison d’être : l’opéra est né du théâtre, de l’action dramatique et des passions qu’elle entraîne. Longtemps il ne fut pas voix, mais affect qui se disait par le chant.
Il n’est pas d’« opéra dans un fauteuil » : écouter un disque tranquillement assis chez soi est un plaisir évident ; mais l’œuvre lyrique reste écrite pour être représentée, pour cette folie qui nous fait croire qu’il est naturel que le chant ait remplacé la parole.
A défaut de pouvoir nous passer de mise en scène, contraints de subir des productions qui nous déplaisent en ayant pour unique secours notre mécontentement, notre seule issue est d’y trouver malgré tout un bénéfice. Ne pas aimer une production, maudire son auteur est notre droit absolu : mais ne devrait-on pas, avant tout, nous mettre à l’écoute de ce que le metteur en scène a à nous dire ?
Si l’on pense, c’est sans doute que l’on n’est pas complètement fous, que la déraison ne nous a pas encore gagnés. Le metteur en scène pense parfois de travers, ou pas suffisamment, ou trop, mais enfin il propose une lecture : il ouvre nos yeux et il déploie notre compréhension de l’œuvre, avec ses réussites autant qu’avec ses échecs. Notre regard sur un opéra est aussi forgé par les productions que l’on en voit, qui mettent en marche notre esprit critique et nous donnent des pistes d’interprétation. Aimons ou n’aimons pas : mais cherchons du sens.
Et si par hasard le metteur en scène était réellement frappé par la folie, n’oublions pas que le fou est aussi celui qui dévoile la vérité – et surtout celle qu’on ne voudrait pas entendre. Après tout, Rigoletto n’est-il pas une métamorphose du Triboulet de François Ier? Momus, le dieu de la raillerie et bouffon de l’Olympe, n’est-il pas une figure de Platée (et, dans une certaine mesure, de La Bohème) ?
Alors laissons sa chance au metteur en scène : laissons-le nous interroger, nous faire réfléchir, et nous nous mettrons, si besoin, en colère ensuite. Et que les plus récalcitrants se réjouissent : reconnaître en l’autre un fou nous assure d’être raisonnable.