L’épopée « cinégraphique » d’Abel Gance, en lice pour être ajoutée au Patrimoine immatériel de l’humanité de l’Unesco, renaîtra début juillet sur les trois écrans en vision simultanée voulus par le Maître dans une grande salle parisienne. Et c’est le ténor Benjamin Bernheim qui y chante la Marseillaise, accompagné des Chœurs, de l’Orchestre Philharmonique de Radio France et de l’Orchestre national de France pour sept heures de musique enregistrées.
Michel Orier, directeur de la Musique à Radio France, Frédéric Bonnaud, directeur général de la Cinémathèque française et Costa-Gavras, son Président sont venus présenter à la presse dans la grande salle H. Langlois de la Cinémathèque les huit premières séquences du monstre magnifique qu’a sauvées son fondateur dans les années 50.
Nous découvrirons donc avec émotion en juillet 2024 la reconstitution de la légendaire version dite Apollo du film et c’est un événement considérable.
Tels des grognards vingt ans après Austerlitz racontant les exploits auxquels ils ont participé, vous avez peut-être eu la chance de connaître un de ces cinéphiles, les yeux brillants, vous racontant son émotion profonde à la (rare) vision d’une des vingt-deux versions de ce « Napoléon » existantes, réalisées entre 1950 et 2000. Ils vous ont décrit ces fameuses séquences, inoubliables : celle de la bataille de boules de neige à l’Ecole de Brienne au filmage incroyable, montrant le génie du futur Bonaparte et celui du cinéaste, ou celle de la Marseillaise chantée au Club des Cordeliers en 1792 (avec en surimpression la Marianne inspirée de l’Arc de Triomphe). Ils vous en ont parlé avec cet enthousiasme communicatif qui s’empare de F. Bonnaud et de tous les protagonistes de cette renaissance exceptionnelle.
Et la musique ? Parce qu’il y eut beaucoup de restaurations (cinq répertoriées), il existe de nombreuses partitions musicales différentes, dont une de Carmine Coppola. La participation des phalanges de Radio France est une des superbes décisions de l’équipe faisant de la renaissance du film, annoncée par Costa-Gavras en 2015 lors du festival du film restauré Toute la mémoire du Monde, un événement majeur. La restauration actuelle vise donc à reconstituer le montage original de la célèbre version Apollo, du nom du théâtre où Abel Gance montra plus de neuf heures du film aux exploitants de salles et à la presse en 1927 pour ensuite en réaliser une version définitive de sept heures, celle que nous découvrirons les 3 et 4 juillet 2024.
Sauveur des pellicules, le fondateur de la Cinémathèque H. Langlois a passé sa vie à récupérer des éléments pour revenir à l’intégrité de la version de 1927 : vingt cinq séquences en tout seront ainsi proposées avec une bande originale à la hauteur du projet titanesque d’Abel Gance, qui tournait avec trois cameras en usant de valeurs de plans différentes – ce qui pose des problèmes énormes à l’équipe de restaurateurs sous la direction de Georges Mourier mais aussi au responsable de la musique.
Le coût élevé aujourd’hui après quinze ans de travail (donc sous la direction de G. Mourier, restaurateur et réalisateur, aventurier aussi à la recherche du film aux bobines disséminées dans le monde) est ainsi en partie imputable à l’extraordinaire travail d’enregistrement commandé aux forces musicales et vocales de Radio France. Mais le chef-d’oeuvre l’imposait. Comme le triple écran doit selon Gance « combiner trois expressions : physiologiques, cérébrale et affective. », il fallait que l’oeil du spectateur connaisse une véritable révolution pour faire fusionner dans sa rétine ces éléments « au seizième de seconde » et que ses oreilles démultiplient encore grâce à l’accompagnement musical (ce personnage en soi) la force des images.
Pensé comme un film expérimental irriguant les œuvres à venir, ce chef-d’œuvre du muet en fut pourtant le chant du cygne. Et contrairement à ce que dit la légende, il n’y eut jamais de partition d’Honegger pour la version Apollo de 1927 (le compositeur et le cinéaste s’étant brouillés).
Sans musique originale, la place a été laissée à l’ambition. Dans le théâtre de l’Apollo il y avait un orchestre qui jouait pendant le film des airs du grand répertoire romantique. C’est le même modèle qui est choisi pour sa reconstitution actuelle.
Le compositeur Simon Cloquet-Lafollye a réalisé le montage de musiques et écrit des liaisons pour un flux continu illustrant les sept heures du film miraculeusement retrouvées. Engagé dans un travail énorme, il a effectué des choix pour donner leur âme aux nouvelles séquences redécouvertes dans des versions du film chinées dans le monde entier. Il a dû constamment s’interroger sur le genre de musique qui fonctionnerait. Résultat : deux siècles de musique ont été retenus. Les deux orchestres, le Philharmonique et le National ainsi que les choeurs ont terminé l’enregistrement samedi dernier (nous a précisé Michel Orier) sous la direction du chef Fabien Gabel.
Les sublimes images voguent sur un fleuve incroyable : Mahler, Berlioz, Mozart, Bartok, Haydn, Beethoven et tant d’autres.
Gros bémol et avis aux Mécènes : il manque un million d’euros pour clore le budget de cette restauration (sur les plus de quatre nécessaires). Ce qui parait énorme pour une reconstitution n’est finalement pas si élevé pour un des films les plus importants du monde, reconstitué dans son unité artistique et son intégrité esthétique.
F. Bonnaud a rappelé pour conclure que ce film expérimental « poussant le cinéma dans ses derniers retranchements » fut un tour de force ; il demeure en effet un événement pour notre époque, digne de l’engouement de nos meilleurs artistes.
Abel Gance écrivit à l’époque : « Napoléon est un paroxysme dans son époque, laquelle est un paroxysme dans le Temps.
Et le cinéma, pour moi, est le paroxysme de la vie. » La vision de ce chef-d’œuvre sera bien un paroxysme dans la vie des cinéphiles, et cela aussi grâce à la musique.