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Le nouveau défi de Leonardo García Alarcón

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Interview
8 novembre 2021
Le nouveau défi de Leonardo García Alarcón

Infos sur l’œuvre

Détails

Avant de recréer L’Isola disabitata, de Haydn, à Dijon, au lendemain des Vêpres de la Vierge, de Monteverdi, données à Radio-France (toujours visibles sur YouTube), Leonardo Garcia Alarcón s’est prêté avec son habituelle gentillesse au jeu des questions que lui a posées Yvan Beuvard. (interview réalisée le 30 octobre 2021)


  • L’Isola disabitata, inspira beaucoup de monde, à l’époque où Robinson Crusoé faisait fureur…  Avant Haydn, et sur un livret de Goldoni, il y a l’opéra de Giuseppe Scarlatti, dès 1757, à Venise… Pourquoi ce choix ? Comment passe-t-on de l’Orfeo à l’Isola disabitata ?

Passer de l’Orfeo de Monteverdi à l’Isola disabitata me paraît absolument naturel. Je dois dire que vraiment passer d’un lieu arcadien, où la mort d’Euridice fait surgir la tragédie, à cette île, nous laisse partir dans tous les états de l’âme, comme une sorte de Divina commedia. Ici, on est dans une situation similaire dans la mesure où on se trouve dans un lieu indéterminé qui peut être un lieu terrifique aussi, où on se trouve abandonné, comme tant de livrets d’opéras et de poèmes de madrigaux l’ont décrit. L’abandon dans une ile déserte est un thème répandu alors, pensons au célèbre lamento de l’Arianna de 1608. La proposition m’a été faite par l’Opéra de Dijon, donc Dominique Pitoiset. Je me suis souvenu alors avoir étudié l’Isola disabitata en 1999 et 2000. C’était l’œuvre de Davide Perez (*), compositeur napolitain qui travaillait à la Cour de Lisbonne. Je me souviens très bien de cette œuvre rare, extraordinaire, non encore enregistrée. Le livret de Metastasio, avec sa musicalité légendaire, m’avait même donné envie de le mettre en musique. Cette association de deux partitions réalisées à partir du même livret a suscité ma curiosité. Comment Haydn, en 1779, a-t-il pu traiter le livret de façon différente de celle que je connaissais ? Après avoir pris connaissance de la partition, j’ai réalisé que nous avions là un chef-d’œuvre de l’histoire de la musique. C’est la raison pour laquelle j’ai accepté de faire partie de cette aventure.

(*) NDLR : La plupart de ses 37 opéras empruntent leur livret à Metastasio. L’Isola disabitata fut donné en 1767 à Lisbonne.

  • Ouvrage, singulier, de format restreint, Comment en résumer l’intrigue, et souligner l’intérêt, dramatique et musical ?

Mieux vaut lire un synopsis que de tenter de le réécrire… Tout tourne autour d’un couple, Costanza et Gernando, la première ayant été débarquée, avec Sylvia, sa petite sœur, par son mari dans une île déserte pour échapper à un naufrage. Gernando a disparu il y a 13 ans, enlevé par des pirates, et Costanza pense qu’il les a abandonnées. Là commence l’expression des états d’âme des personnages, car il y a ici plus d’états d’âme que d’action. Le livret a pour but de permettre l’expression de toutes les émotions : le sentiment d’abandon, l’amour, la violence… Costanza se différencie par des émotions contraires à celles de sa sœur, Silvia, totalement inexpérimentée car arrivée sur l’île alors qu’elle n’était qu’une enfant.

Le format orchestral restreint est celui de la sérénade, c’est-à-dire la forme réduite d’une action théâtrale [azione teatrale], ici quatre chanteurs. Il ne s’agit pas du tout d’un opéra. La pièce a fait fureur en Europe et nombreux ont été ceux qui ont voulu mettre en musique L’isola disabitata. C’est ce qui a séduit Haydn pour réaliser ce chef-d’œuvre.

  • Le nom de Metastasio est attaché à l’opera seria… le livret est-il aussi efficace pour un ouvrage dont l’ambition et la taille sont plus modestes ?

C’est vrai que le nom de Metastasio est attaché à l’opera seria. Mais j’ai lu beaucoup d’autres pièces de cette taille, qui sont très intéressantes. Il écrit en sachant qu’il n’aura pas de grands arias da capo… Je trouve que Metastasio est un grand maître de cette petite forme.

  • Haydn l’intitule « azione teatrale », puis l’appelle « operette » dans sa correspondance. Robbins-Landon, le meilleur connaisseur de l’œuvre de Haydn, estime que c’est davantage un oratorio qu’un opéra (II. p.532). Qu’en pensez-vous ?

Pour moi, il ne peut s’agir d’un oratorio, qui est une pièce sacrée. Je ne vois pas du tout ce côté sacré dans l’Isola disabitata. Bien sûr, la nature joue un rôle dans la Création comme dans les Saisons, mais ces ouvrages ont une dimension religieuse où les citations de l’Ancien et du Nouveau Testament se mélangent. Cette dimension est totalement absente de la serenata. Celle-ci, comme forme, n’a rien à voir avec l’oratorio. « Operette », oui, c’est possible, mais pris dans le sens de petit opéra. Azione teatrale est vraiment l’expression juste, dans la forme de la sérénade.

  • S’agit-il d’un ouvrage héritier du baroque, ou prémonitoire du meilleur Mozart ? Par ses airs avec instruments concertants ? Par le quatuor final, « énorme symphonie concertante » (Robbins-Landon), par l’ample ouverture en sol mineur ?

Bien sûr cette pièce hérite du baroque, mais elle s’en distingue aussi par son indépendance. Ainsi, Haydn décide de remplacer le recitativo secco avec clavecin par le récitatif accompagné. Dans l’Isola disabitata, ces récitatifs ne représentent pas loin d’une heure de musique, d’une richesse orchestrale, avec toutes les textures instrumentales et harmoniques imaginables. Ce doit être dans l’histoire de la musique l’œuvre où le récitatif accompagné occupe la place la plus importante. C’est pour Haydn le moyen de dresser un décor orchestral, à partir de son expérience à la cour d’Esterhaza, de son expérience du monde symphonique. Ce grand décor est essentiel, en relation avec la rhétorique de ce que le poème appelle. Cela suscite toute mon admiration car même Mozart n’a jamais utilisé le récitatif accompagné à un tel point de complexité. L’écriture symphonique en fait l’une des pièces les plus extraordinaires de Haydn, où l’on trouve dans quelques accords la prémonition de ses réalisations à venir, y compris de l’ouverture de La Création. Dans le quatuor final, dans cette énorme symphonie concertante, il fait des instruments solistes de véritables chanteurs, qui expriment les émotions humaines d’une grande complexité. C’est aussi pour lui le moyen de valoriser la qualité des instrumentistes de la Cour d’Esterhaza. C’est en cela que l’œuvre est formidable. Mais elle n’est pas prémonitoire de Mozart, auquel Haydn emprunte certaines harmonies. Celui-ci, en 1773, avait déjà composé d’extraordinaires symphonies, la 25, entre autres. En 1770 il avait déjà écrit Mitridate. N’oublions pas que Haydn avait déclaré à Leopold, le père que Mozart, que ce dernier était le plus grand compositeur vivant. En 1785, Mozart dédiera ses six quatuors, op 10 – dont « Les Dissonances » – à Haydn. Tous deux explorent le monde harmonique, ils grandissent ensemble. J’aime à dire que si Mozart est le soleil, Haydn est la lune, ils sont inséparables.

  • Les solistes sont de jeunes chanteurs qui font partie de l’Académie de l’Opéra national de Paris. Avez-vous déjà eu l’occasion de travailler avec eux ?

J’ai eu l’occasion de travailler trois jours à l’Opéra Bastille avec les élèves de l’Académie de l’Opéra national de Paris, que j’avais rencontrés à Evian, pour y créer Didon et Enée [ « Les voix de l’avenir »], avec des chanteurs magnifiques, de la nouvelle génération. Il est formidable de pouvoir les suivre et de les introduire dans ce monde. Le baroque, avec la force de sa poésie, est un monde exacerbé du point de vue vocal, qui fait déjà penser à celui des opéras de Da Ponte et de Mozart. Nous sommes donc dans un monde très mélangé. Haydn nous rappelle ce monde baroque, comme celui du classicisme et celui du pré-romantisme. Tout est à l’intérieur de cette pièce. Et je dois toujours attirer l’attention des chanteurs de l’Académie sur l’appartenance de chaque passage à l’une de ces sources, de sorte qu’ils adaptent leur style et leur technique de façon appropriée.

  • L’orchestre sera formé de musiciens de cette même Académie, auxquels sont adjoints des instrumentistes de très haut niveau, de Paris, Lyon, Genève et Dijon. Est-ce l’amorce de la création d’un ensemble prestigieux de professionnalisation de ces jeunes, promis à un brillant avenir ?

L’idée de regrouper ces musiciens de l’Académie de l’Opéra, avec des élèves de Lyon, Genève et Dijon, est venue précisément de Dijon. C’est une idée formidable. J’ai toujours eu un contact très fort avec les académies et les festivals, à Aix-en-Provence comme à Ambronay. Je suis attaché à ce type de lieux d’échanges, où, à 45 ans, je me nourris moi-même de la rencontre avec des élèves de 20-25 ans, de leur curiosité, de leur passion, de leur énergie.  Surtout, ils sont à ma portée : on s’apprend mutuellement.

  • La mise en scène est confiée à Luigi De Angelis, avez-vous déjà travaillé avec lui ?

Je ne l’ai pas encore rencontré. Il vient de monter l’ouvrage à Ravenne. Je le rencontrerai la semaine prochaine, et je pense que j’aurai grand plaisir à travailler avec lui. Je ne peux donc parler encore de son projet de mise en scène

  • Daniel Bizeray, qui dirigeait encore Ambronay il y a peu, disait de vous : « C’est un vrai boulimique de travail – je ne sais pas quand il dort. Il a toujours 1.000 projets dans ses tiroirs et adore exhumer des choses ». Le rythme demeure toujours aussi soutenu et on a parfois peine à vous suivre ! Après avoir gravé le Requiem de Mozart, vous avez donné à Dijon, en 2013, un concert, exceptionnel dans tous les sens du terme, avec le Freiburgerbarockorchester et le RIAS Kammerchor (Première symphonie d’Onslow, la Fantaisie opus 80 de Beethoven et le Requiem pour chœur mixte de Cherubini). Cette production de Haydn est-elle le signe que vous renouez avec cette exploration d’une période qui n’a plus grand rapport avec le baroque ? Quels sont les 999 autres projets ?
  • Vous avez été témoin de mon projet Mozart avec les Freiburger. J’ai réalisé un Donizetti, un Rossini (La cambiale del matrimonio), Le Nozze di Figaro avec l’Académie à Lausanne. Je me sens très à l’aise dans le répertoire du XIXe siècle, que j’ai pratiqué au Teatro Colon de Buenos Aires et au Teatro Argentino de La Plata. Dans le baroque du XVIIe, je suis en train de créer, de récrire une œuvre, dans le sens le plus large du terme, avec toute la plus grande puissance de tous les paramètres, et de la ressusciter du passé. Pour le XIXe, où tout est écrit, c’est vrai que je suis moins attiré, généralement, mais ça ne veut pas dire que la musique ne m’attire pas. C’est moins un défi pour moi. Par contre, je pense prendre chaque fois plus de soin lorsqu’il s’agit de diriger du belcanto, je soigne davantage mes projets de diriger des pièces comme le Requiem de Verdi ou le Requiem allemand de Brahms, c’est-à-dire de grandes pièces sacrées et contrastées du XIXe siècle.  Ces œuvres retiennent particulièrement mon attention. Je ne réfléchis pas beaucoup quand je choisis une œuvre. C’est vraiment l’œuvre elle-même qui crée en moi le désir de la diriger Ce n’est pas une question de technique, qui me ferait peur (rire) ou qui me ferait retarder mon incursion dans le XIXe. Au contraire ce sont des choix très conscients que je fais. Je ne me sens pas boulimique dans le sens où j’ai tout simplement un besoin existentiel, constant, quotidien de la musique. J’en ai besoin pour respirer. Me projets sont nombreux, et appelleraient bien des développements. Pour l’immédiat, après Les Vêpres de Monteverdi à Radio France, que je viens d’achever, outre Atys au Grand Théâtre de Genève, la tournée avec Sonya Yoncheva, La Passion selon Saint Matthieu à Dijon, je vais enregistrer des motets inédits d’Arcadelt avec le Chœur de chambre de Namur. Par ailleurs, je suis dans le projet de rénovation d’un théâtre, à Genève, que je devrais diriger dès septembre 2023 et dont je pourrai vous parler à une autre occasion.
  • Rien de significatif depuis l’intégrale d’Antal Dorati (1977), sinon une autre gravure dirigée par Alessandro De Marchi (Naïve 2012), quelques rares airs ici et là, la discographie est indigente… Comptez-vous l’enregistrer ?

Pour le moment, je n’en ai pas l’intention. Un jour, je pense, j’aurai besoin de donner ma version de l’Isola disabitata au disque. Le premier récitatif accompagné apparaît dans l’histoire avec l’Orfeo de Monteverdi, lorsque Orfeo s’adresse au Dieu des profondeurs [Charon], et le compositeur lui fait jouer de sa lyre (« Redente mi, il mio ben ») que les cordes figurent. Plus tard, je le retrouve chez Allegri, Cavalli (Ercole amante), Haendel (dans ses opéras et surtout dans les oratorios de la fin de vie), Bach aussi (dans l’Oratorio de Noël, par exemple), mais c’est dans l’Isola disabitata que l’on trouve le catalogue le plus riche de toutes les formes imaginables. La difficulté est grande pour un orchestre et pour un chef. Haydn a pu le faire avec son orchestre avec lequel il a répété beaucoup. Comme son orchestre était permanent, il a pu s’en donner le luxe. Ce n’est pas du tout une pièce simple à aborder. La complexité, déjà réelle pour un claveciniste, devient un exercice délicat pour un orchestre : comment traduire la sprezzatura [c’est-à-dire une disposition faite d’esprit, de souplesse, de grâce et de désinvolture] ? C’est un grand défi !

 

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