Dans Don Carlos de Verdi, Philippe II fantasme les siestes sépulcrales qu’il fera à Escurial, édifice qui ne sera pourtant achevé qu’après sa mort. Anachronisme imputable à Camille du Locle ou à Joseph Méry, les librettistes. Ainsi, monter Le Nozze de Figaro, opéra parfaitement sevillan, dans une autre ville d’Andalousie est une petite incongruité topographique dont on ne se plaindra que mollement. La représentation démarre à 22h00, quand la nuit drague déjà les parfums d’azalées et de fleurs d’oranger. N’était-ce ce drone qui vrombit au-dessus de nos têtes dans les moments d’intense élégie, le lieu se prêterait totalement à la contemplation. C’est que le Festival de Grenade a installé ses tréteaux en la grande cour d’honneur et plateresque du Palais de Charles-Quint, dans les jardins de l’Alhambra, au cœur des nuits de Grenade.
Pas de mise-en-scène mais une mise-en-espace conceptuelle pensée par Frederic Amat qui ayant saupoudré les costumes de farine – probable reliquat de la poudre à perruques du dix-huitième siècle – ordonne aux chanteurs de se déplacer tantôt à gauche, tantôt à droite en levant le poing ou en roulant des yeux. Il en ressort une impression générale de spectacle de patronage chic où la structure dramaturgique repose essentiellement sur les talents d’acteur des uns et des autres.
Festival de Granada © Fermín Rodríguez
Le Figaro de Robert Gleadow se roule par terre du début à la fin comme une nonne possédée de Loudun. On restera longtemps médusé par une énergie vitale aussi absolue, laquelle – sans doute – n’est pas l’humble servante du théâtre de l’épure, mais a pour elle de faire son petit effet. D’autant que vocalement, l’aisance, la puissance et la précision d’intonation de l’artiste sont sidérantes. L’Almaviva d’Arttu Kataja se positionne à l’autre extrémité de la gamme des sentiments et repose sur une présence scénique plutôt ankylosée et une variété expressive réduite à quelques mimiques sorties du cinéma expressionniste allemand. Le baryton se rattrape vocalement grâce à ses belles harmoniques abrasives et à son aigu triomphant.
L’acoustique des lieux n’aide pas les voix féminines à s’épanouir. La Comtesse de Sophie Karthäuser restera sur la réserve, dessinant une aristocrate plus proche des adieux de la Maréchale que de l’ardeur primesautière de Rosine. Ses airs sont ciselés, précis, attentifs et son Dove sono réveillera enfin le public qui daignera sortir un instant de sa prostration narcoleptique. Jacobsienne parmi les Jacobsiens, Sunhae Im campe une Susanna délicieuse et rayonnante, moteur assumé de l’intrigue. On regrettera simplement que son indéfectible musicalité n’ait pas été plus soutenue par l’acoustique, le Deh vieni non tardar peinant réellement à s’abandonner aux souhaitables volutes de l’éternité.
Festival de Granada © Fermín Rodríguez
On notera les prestations toujours jubilatoires de Marcos Fink et de Thomas Walker, respectivement Bartolo-Antonio et Basilio-Curzio, le dernier allant jusqu’à offrir son air du quatrième acte, habituellement coupé. Marcellina n’a pas droit à son air, elle, mais Salomé Haller trouve largement de quoi s’épanouir dans les ensembles où sa vista de gorgone d’appartement prend toute sa mesure.
Seule légère réserve : le Cherubino d’Olivia Vermeulen peine à rentrer dans l’œuvre. Paradoxalement, elle dessinera les plus beaux moments d’élégie dans un Voi che sapete qui la verra enfin totalement à son avantage (air que choisit le drone pour exécuter une sorte de looping particulièrement bruyant). On admire l’artiste et on aimerait l’entendre dans des conditions moins spartiates.
On connaît les qualités d’architecte de René Jacobs. Il sait ses Nozze sur le bout des doigts. Et si on l’a entendu déjà plus survolté avec son tonitruant et infaillible Freiburger Barockorchester, cette lecture plus allante et plus mesurée de la Folle Journée sied on ne peut plus parfaitement au caractère contemplatif des lieux. Le public de notables andalous, flegmatique et triste, applaudira sans excès cette très remarquable soirée, abandonnant les artistes après un seul salut. Choquant.