L’entrée du Prince Igor au répertoire de l’Opéra de Paris est un événement dont il y a tout lieu de se réjouir. D’autant que, pour l’occasion, Philippe Jordan semble avoir mangé du lion. Dès le lever du rideau, le chef manifeste une énergie ô combien appréciable. L’acoustique de Bastille paraît domptée, l’orchestre sonne glorieusement et l’oreille entend les instruments comme on s’attend à les entendre dans une salle d’opéra. Le chœur est lui aussi en pleine forme, avec d’impressionnants aigus tenus à la fin du prologue, et toute l’explosion de sauvagerie espérée pour les danses polovtsiennes.
Quant au spectacle, il commence fort bien. Superbement éclairé, le décor du prologue montre un intérieur d’église russe entièrement doré, Igor étant assis sur un trône, le reste de la scène étant plongé dans l’obscurité. Mais déjà, à la place de l’éclipse de soleil prévue par le livret, le prince est soudain pris de convulsions et se barbouille d’une sorte de cambouis qui lui suinte de l’épaule. Au premier acte, tout devient clair : nous sommes dans la demeure de quelque oligarque actuel, envahie de soudards en treillis camouflage. On se rappelle alors certains propos lus dans le programme, cherchant à justifier sa transposition : « L’épopée du prince Igor et du peuple russe doit être rendue universelle afin que le public parisien puisse trouver une connexion avec les thèmes amenés par le livret ». D’où les kalachnikovs, bien sûr. C’est encore pire ensuite : le deuxième acte se déroule entièrement dans un sous-sol éclairé de néons, lieu des techniques d’interrogatoire renforcée, et le dernier sur un tronçon d’autoroute. Tout cela est laid, c’est incontestable. Mais – car il y a un mais – par opposition à certain ratage calamiteux récemment présenté sur cette même scène en guise de nouvelle production, et même si ses choix esthétiques peuvent faire mal (le désormais habituel chœur de huées les a sanctionnées à l’issue de la représentation), Barrie Kosky a, lui, le sens du théâtre et sait lire un livret, déplacer les foules, relancer constamment l’intérêt. Faire de Kontchak non un despote éclairé mais un odieux personnage dont les paroles disent exactement le contraire de ses actes barbares n’est pas un contresens mais une excellente idée sur le plan dramatique. Contrairement à ce qu’on a pu prétendre, il n’y a pas de hip-hop pour les danses polovtsiennes, mais une chorégraphie qui fait en quelque sorte écho au Sacre du Printemps, avec de vrais moments de beauté plastique ; on se demande un peu pourquoi des prisonniers russes dépenaillés chantent la gloire du khan Kontchak, mais soit. Ovlour devient un Innocent comme celui de Boris, et c’est lui que le peuple acclame, le prince restant finalement invisible, remplacé par cet idiot qui saute à pieds joints, image terrifiante de l’absurdité des hommes.
© Agathe Poupeney
Vocalement, la soirée est marquée par le grand succès des dames à l’applaudimètre. Avant d’en arriver aux premiers rôles, saluons la jeune Polovtsienne d’Irina Kopylova, au timbre plein d’une innocence étonnante, qui donne presque l’impression d’entendre non une soprano lyrique mais une voix adepte des chants traditionnels et populaires. Après avoir donné des craintes quant à son état de santé, Anita Rachvelishvili fait son retour triomphal, avec une Kontchakovna ardente, dont les graves semblent émis par une voix de ténor (mais le rôle est une promenade de santé par rapport à Eboli). Elena Stikhina enfin brille comme l’annonçait notre collègue Maximilien Hondermarck dans sa brève, autant par ses qualités d’actrice que par l’éclat de sa voix aux aigus glorieux et toujours porteuse d’émotion.
Les messieurs sont un peu moins affirmés. C’est surtout sur un plan théâtral que l’on admire la brève composition de Dimitry Ivashchenko en Kontchak, tout l’acte III de la version Rimski-Korsakov et Glazounov étant ici supprimé. Dmitry Ulyanov a toute la vulgarité satisfaite de Galitski. En Pavel Černoch, le jeune prince Vladimir trouve un interprète adéquat, mais dont on aimerait que l’aigu soit plus large, plus généreux. Quant à Ildar Abdrazakov, rarement l’avait-on vu aussi concerné par l’aspect dramatique de son rôle, et l’on ne peut que se réjouir de cette dimension supplémentaire ajoutée à son art ; on voudrait un peu plus de volume pour emplir Bastille, mais son incarnation du rôle-titre, immortalisée dans la production montée à New York par Dmitri Tcherniakov, trouve ici à s’approfondir encore.