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Le ténor chez Verdi et Wagner :l’apogée du héros ?

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30 décembre 2013

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Lauritz Melchior © DR

 

Au bar d’un hôtel à Genève, en terrain neutre, dans un pays qui a comme caractéristique d’être à la fois allemand et italien. Quelque part entre 1930 et 1970. Deux hommes discutent. Du premier, de gabarit moyen mais vif et élancé, émanent un équilibre et un charme typiquement latins. Le second, d’une carrure de viking, le visage poupin, respire la jovialité et irradie d’une joie de vivre contagieuse.

– Grüss Gott, Lauritz !

– Buongiorno, Carlo ! Je te trouve une bien petite mine…

– Tu ne crois pas si bien dire. Je n’en peux plus, je suis à bout. – Que t’arrive t-il ? Toi ! Tout te sourit, pourtant ! Tu enchaines les succès, tu es un des ténors verdiens les plus demandés de son temps. Mieux que ça : tu es LE ténor verdien par excellence !

– Mais justement, Lauritz, c’est bien là le problème. A toi, je peux l’avouer : je n’en peux plus de vivre sur cette imposture, car c’en est bien une. « LE » ténor verdien… Comme s’il existait un ténor verdien ! Faut-il être sot ou ignorant pour proférer une telle bêtise ! Dire qu’il s’est trouvé un producteur, chez Philips, pour accréditer cette idiotie en me faisant enregistrer un coffret d’airs de tous les opéras de Verdi. Et moi, consciencieux comme je suis, je l’ai fait. Et plutôt bien, en plus.

– Ca c’est vrai ! Mais je ne comprends pas…

– Oh, tu sais, avec Verdi, ça avait plutôt bien commencé… Dans tous les opéras de jeunesse, et ceux des années de galère, rien à dire: le ténor est bien à sa place, solaire, gracieux à l’occasion, toujours à son avantage… Tu penses : pour le ténor, le jeune Verdi, c’est le beurre et l’argent du beurre ! On est (enfin !) débarrassé des roucoulades belcantistes impossibles, et on garde des ariosos au galbe flatteur : avec « Ah! La paterna mano », « La mia letizia infondere », « Comme rugiada al cespito », « E puro l’aere », « Di ladroni attorniarto », « Quando le sere al placido », etc. Au début, Verdi aime tellement les ténors qu’il lui arrive d’en distribuer deux dans ses opéras, comme dans Les Lombards ! Avec Rigoletto, ça culmine. Entre « Questa o quella », « Parmi veder » et (surtout !) « La donna e mobile », pour le ténor c’est brelan d’as ! Le rôle du Duc n’est pas trop lourd, et il procure un retour sur investissement très appréciable. Entre nous : que le ténor verdien soit connu du plus grand nombre grâce à « La donna e mobile », tu avoueras qu’on frise l’imposture…

– Tu sais Carlo, on a chacun nos impostures: je pourrais te parler de « Winterstürme »…

– C’est avec Le Trouvère que ça a commencé à se gâter. En réalité, j’aurais dû avoir la puce à l’oreille dès Nabucco ou, au plus tard, Macbeth : qu’est-ce que c’est que cette idée de mettre au premier plan le baryton, en lui donnant le titre de l’opéra et en renvoyant le ténor au rang d’utilité ? Avoue que c’est franchement saugrenu: presque une faute de goût. Pour Le Trouvère, je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. En apparence, rien à dire : cavatine pour faire valoir le legato et la maîtrise du souffle, cabalette à contre ut (rajouté, mais peu importe) pour ravir les amateurs de sensations fortes (et le poulailler : dans les théâtres italiens, c’est important), duo d’amour… Tous les ingrédients sont là. Mais petit à petit, j’ai commencé à sentir que quelque chose n’allait pas : je finissais les représentations complètement à bout, comme exténué. Alors j’ai essayé de comprendre, j’ai regardé de près la partition, et j’ai compris: imperceptiblement, le centre de gravité de la tessiture se trouve déplacé vers le bas, les lignes sont plus tendues, le haut médium davantage sollicité dans les dynamiques forte… En clair, il faut chanter en s’appuyant davantage sur la force que sur l’élégance et l’agilité. Mais je n’ai pas voulu comprendre. D’autant qu’après, avec La Traviata et Simon Boccanegra, on revient à du classique, plus reposant pour la voix. Et puis avec Un Bal Masqué, on décroche la lune: tu sais bien, comme moi, que c’est là qu’il faut aller trouver la quintessence du chant verdien pour ténor: j’entends ténor di grazia, pas ténor di forza, tu l’auras compris. Entre le désespoir poignant de « A se m’e forza perderti », l’ironie grinçante de « E scherzo od’e follia », avec ses risatti irrésistibles, la juvénilité conquérante de « Di tu si fedele », sans oublier le duo « Teco io sto » ou la mort si déchirante « Ella e pura »… Tout y est, c’est le rôle de ténor verdien chimiquement pur, comme dirait Corelli (qui, du reste, ne l’a quasiment pas chanté…)

– Eh bien justement ! De quoi te plains-tu ?

– C’est après que ça se gâte vraiment. Alvaro, dans La Force du Destin, quel faux ami ! Pas un seul vrai air (« O tu che in seno agli’angeli » est plus une scène qu’un air), et une écriture vocale encore plus tendue que celle de Manrico. Je l’ai chanté, certes, mais je ne m’y suis jamais senti à l’aise. Et que dire de Radamès, avec cette entrée particulièrement vicieuse, à froid, encore pire, d’une certaine manière que celle de Lohengrin ! Et ce diminuendo, à la fin ! Moi, tu me connais, scrupuleux comme je suis, j’ai toujours voulu le chanter. Eh bien malgré mon métier, plus d’une fois, comme au MET en 67, j’ai frisé la sortie de route. Quand à Otello, c’est le pompon. En termes de stricte difficulté vocale, voilà un rôle qui n’a rien à envier à celui de tes héros à peau d’ours et casque à pointe ! Je ne m’y suis d’ailleurs jamais frotté, sauf une fois, sur le tard, à la suite d’un pari perdu: certainement pas ce que j’ai fait de plus intelligent dans ma carrière…

– Et moi, qu’est-ce que je devrais dire alors ? Quand je pense qu’il se trouve des érudits capables d’écrire des articles entiers sur « le ténor wagnérien » ! Quelle plaisanterie ! La plupart du temps, les auteurs de ces articles tombent dans un double piège : soit ils cherchent à tout prix à faire rentrer tous les rôles de ténor écrits par Wagner dans le même moule, quitte à inventer de manière assez acrobatique des parentés improbables entre Erik et Tristan ou entre Mime et Siegmund, soit ils ne s’intéressent qu’aux rôles les plus « lourds », en partant du postulat qu’en vertu de je ne sais quel déterminisme, ces rôles ne peuvent être chantés que par des surhommes dotés de qualités exceptionnelles.

– Mais enfin, Lauritz, avoue que c’est quand même un peu le cas !

– En es-tu si sûr ? Pour schématiser, on distingue habituellement trois grandes catégories de rôles de ténor wagnérien : les rôles de ténor bouffe (Mime, David), les rôles de ténor lyrique (Lohengrin, Walter, Parsifal, Erik, Froh) et les rôles de ténor héroïque (Siegfried, Tristan, Siegmund, Tannhäuser), ceux-là même qui ont une fâcheuse tendance à capter l’attention. J’avoue avoir du mal à comprendre que l’on dresse des barrières étanches entre ces catégories, en tous cas entre les deux dernières. Selon moi, un bon ténor wagnérien doit pouvoir aussi bien chanter les rôles lyriques et les rôles héroïques. Les notes sont rigoureusement les mêmes ! Bon, c’est vrai, je te l’accorde, dans les deux cas, une solide assise dans le grave est indispensable, mais enfin, pas plus que pour Radamès ou Alvaro. Regarde moi : j’ai passé mon temps à alterner Siegfried, Lohengrin, Tristan, Parsifal et Tannhäuser, jusqu’à 60 ans passés ! Regarde notre collègue Windgassen, un autre très bon exemple : au départ, c’est un Tamino. Ni plus, ni moins. Sur cette base vocale, dont tu avoueras qu’elle n’est pas celle d’un surhomme, il a été pendant plus de 20 ans un remarquable Tristan, Siegfried, Tannhäuser, mais aussi Lohengrin, Parsifal, Erik ou Loge. Il a même chanté Froh, à Bayreuth en 1952 ! L’été 1953, toujours à Bayreuth, il a chanté les 2 Siegfried, Lohengrin et Parsifal. En 1958 : les 2 Siegfried, Tristan, et Walther comme si ce n’était pas assez ! En 62 et 64, Tristan et Tannhäuser, pourtant censés être deux des rôles les plus lourds du répertoire ! Une pause après ca ? Penses-tu : en 1965, il enchaîne Tannhäuser, Loge, Siegmund et les 2 Siegfried… Crois-tu qu’il ait fini dans le délabrement vocal ? Certainement pas !

– C’est comme toi, d’ailleurs : même si on y devine le poids des ans, tes derniers Siegfried et Tristan, ceux que tu as chantés à 55 ans passés, sont d’une étonnante fraîcheur vocale. Comment est-ce possible ? Quel est ton secret ?

– Mais je n’en ai pas ! Ou plutôt si : bien manger, bien dormir, respirer un air pur. Une vie saine. Peu de rôles, peu de scènes différentes, pour limiter les trajets qui fatiguent la voix. Car vois-tu, Carlo, les rôles de ténor wagnérien, y compris les plus lourds, ne requièrent que très rarement la prouesse vocale : à d’autres les aigus (ou suraigus) tenus, les vocalises ébouriffantes, les effets gratuits et superficiels… Non, ce qu’il faut, pour bien chanter ces rôles, c’est disposer d’une qualité que Wagner érige au rang de vertu cardinale : l’endurance. Le ténor wagnérien est, bien plus que d’autres, confronté à la solitude du coureur de fond. Il faut tenir. Tenir sur la durée, d’abord : il n’est pas rare qu’un acte wagnérien ait à peu près la même durée qu’un opéra de Verdi entier…Tenir sur la durée, c’est savoir s’économiser, surtout que ce diable de Wagner a bien pris soin de placer ses « morceaux de bravoure » en fin de parcours, qu’il s’agisse du récit de Rome, des adieux de Lohengrin, de la mort de Siegfried ou de celle de Tristan. La mort de Tristan : voilà une magnifique illustration de la différence fondamentale entre le temps verdien et le temps wagnérien : alors qu’il faut 2 minutes à Riccardo pour rendre l’âme à la fin du Bal masqué, Tristan met un acte entier à expirer ! Gare aux jeunes présomptueux qui jettent toutes leurs forces dans la bataille au début : ils se réservent (et réservent aux auditeurs) des fins de soirée douloureuses, quand elles ne sont pas carrément sordides… Tenir sur la durée, chez Wagner, c’est fondamental, mais ce n’est pas suffisant. Il faut aussi tenir émotionnellement. Vois tu, Carlo, c’est peut être ça le vrai défi : le ténor wagnérien qui se laisse par trop gagner par son rôle est fini. Il ne peut pas aller au bout, il y laisse sa santé : l’impact émotif est trop fort. Et ce n’est pas à toi que j’apprendrai que la voix est de tous les instruments celui qui réagit le plus directement aux émotions… En définitive, ne le répète pas, mais le vrai secret, pour bien chanter Wagner, c’est de laisser tout affect dans sa loge. Tristan, Siegfried, il faut les considérer comme des rôles, au même titre qu’Alfredo ou Ottavio. Il faut en assimiler la psychologie (finalement pas si compliquée que ça, n’en déplaise aux exégètes wagnériens à poil dur), en maîtriser la technique, en déceler les pièges (il y en a, rassure toi). Et c’est tout. Ne surtout pas en faire des expériences métaphysiques, sinon, c’est la fin. Regarde Windgassen, Lorenz, regarde moi : nous sommes des placides. Je vais te faire une confidence : quand, à la fin du Crépuscule, Hagen lance à Siegfried « So singe, Held ! », moi je prends ça au second degré… Résister à cette tentation folle de se jeter corps et âme dans ces rôles, c’est sans doute ça le vrai héroïsme chez Wagner.

– Mais enfin, Lauritz, tu brises le mythe, et avec le sourire en plus…

– Mais pourquoi vouloir à tout prix chercher du mythe ? On est entre nous : laissons de côté toute rivalité mal placée, et reconnaissons, toi et moi, que nous devons à Verdi et Wagner d’avoir enfin installé le ténor là où il doit être : à la première place. C’est à nos deux compères que l’on doit d’avoir durablement mis un terme à la suprématie féminine à l’opéra. Avant eux, à de rares exceptions, le ténor est bon à incarner des personnages falots, transparents… Tiens, un indice qui ne trompe pas : les titres des opéras. Combien d’opéras de Rossini, Donizetti ou Bellini portent le nom d’un ténor ? Heureusement, avec Le Trouvère (très fort, l’idée de confier le titre et le rôle principal d’un opéra à quelqu’un dont la profession est justement de chanter !), Don Carlo, Otello, Tannhäuser, Lohengrin, Siegfried et Parsifal, l’équilibre est rétabli ! Rendons grâce à Wagner et Verdi d’avoir réintroduit de la virilité sur les scènes d’opéra. J’ai récemment entendu un psychanalyste féru d’opéra, et qui a commis plusieurs ouvrages sur le sujet, affirmer le plus doctement du monde que le fameux contre-ut de la Pira, dans Le Trouvère, ce n’était ni plus ni moins que la manifestation musicale du sexe masculin en érection !

– Et je pourrais aussi bien te parler du symbolisme de l’épée dans La Walkyrie…

– Tais-toi ! Ca me rappelle une représentation, à San Francisco, ou à la fin de l’acte I, l’épée n’a pas voulu sortir du frêne d’où j’étais sensé l’arracher ! J’ai eu l’air malin.

– Mais tu as raison, Lauritz, heureusement qu’on a eu Verdi et Wagner. D’ailleurs, tout ce que tu m’as dit sur les rôles wagnériens, ça me fait regretter de n’en avoir pas chanté davantage. Si on me l’avait proposé, je ne dis pas que je ne me serai pas laissé tenter par un petit Lohengrin de temps à autres…

– Moi j’ai eu quelques expériences verdiennes comme ténor. Je dois dire que c’est surtout le rôle d’Otello qui m’a marqué : la même densité que les grands rôles wagnériens, mais qui tient en deux heures : le rêve !

– Tes deux enregistrements d’extraits du rôle sont des modèles du genre, absolument renversants de perfection vocale et de vérité dramatique. Tout mélomane devrait les connaître : dans « Dio, mi potevi », ta montée sur « quel ragion che mi fa vivo » me donne la chair de poule : je serai bien incapable d’un tel prodige !

– Tu es trop gentil, Carlo. Il faut dire que pour ces deux extraits, j’avais la chance d’être dirigé par Sir John Barbirolli, dont le père avait participé à la création d’Otello…En tout cas, je suis heureux d’avoir pu montrer qu’un ténor wagnérien pouvait convenablement chanter Verdi… Mais l’inverse est tout aussi vrai ! Et nous avons des collègues, certes peu nombreux, qui sans être ni allemands ni italiens, ont fait honneur à la musique des deux compères. Je pense à mon compatriote Helge Rosvaenge, bien sûr.

– On doit naturellement citer Jon Vickers, grand Radamès, immense Otello (celui qui m’a le plus ému, à vrai dire), mais non moins incontournable en Siegmund, Tristan ou Parsifal.

– Tu as raison. Plus près de nous, Placido a aussi joué avec succès sur les deux tableaux. Il a été jusqu’à Siegmund (pour préparer son passage chez les barytons ?), Parsifal et même Tristan (au disque seulement). Il est la preuve vivante qu’on peut chanter Verdi aussi bien que Wagner, et sans y laisser sa voix, qui plus est…

– Aujourd’hui, Jonas reprend le flambeau, dans le sens inverse, en partant d’outre Rhin, mais avec le même talent. Je suis très impatient d’entendre son Otello.

– Tu crois que lui aussi, il finira baryton ?

– Va savoir… Toi et moi, pour reprendre la terminologie freudienne, on sait d’où on chante, et on est bien placés pour savoir que ce n’est pas une maladie honteuse que d’être baryton…

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