Représenter Le Trouvère en français dans une mise en scène de Bob Wilson, c’est aimer vivre dangereusement. Le Festival Verdi a, sinon le goût du risque, du moins de l’audace à revendre, comme en témoignent aussi les nombreux événements – concerts surprises, animations jeune public, etc. – organisés conjointement sous le label « off » dans la ville de Parme. Comment sinon renouveler l’intérêt pour une manifestation condamnée à tourner indéfiniment avec une petite trentaine de titres, encore affichés pour la plupart dans tous les théâtres lyriques dans les meilleures conditions possibles ?
De l’adaptation d’Il trovatore pour Paris, l’histoire a retenu les démêlés juridiques et l’ajout non négociable d’un ballet dont la longueur est un affront à la concision dramatique consubstantielle aux opéras de Verdi. Le développement du finale avec reprise du « Miserere » ou la suppression de la cabalette de Leonora au 3e acte sont anecdotiques au regard de ce qui constitue la véritable originalité de la version parisienne : la soumission de la partition à la langue française, avec sa carrure, son accent tonique fixe et sa propension à la déclamation. Loin d’être anodin, le passage d’Il trovatore au Trouvère agit en profondeur sur l’esprit d’un ouvrage considéré comme l’archétype de l’opéra romantique, devenu par sa naturalisation française moins passionné et plus raisonné. Si la direction de Roberto Abbado à la tête une fois encore d’orchestre et chœur idoines tente de concilier les deux univers en un délicat exercice de compromission, l’approche de Bob Wilson puise sa force dans le choix de cette version tempérée.
Une lecture de la note d’intention est indispensable si l’on veut comprendre le parti-pris scénique – la projection de cartes postales anciennes et les silhouettes d’un autre temps soulignent la dimension passéiste de l’intrigue. Sans tenter de déchiffrer l’indéchiffrable, le contraste entre le temps musical, souvent agité, et la lenteur des mouvements inspirés du théâtre japonais produit son effet cathartique. L’émotion naît d’images ralenties tel cet oiseau qui traverse l’écran à la vitesse d’un escargot pendant que le Comte étire « Il balen del suo sorriso » (devenu ici « son regard, son doux sourire »). Le choix du tricorne comme couvre-chef des soldats crée une involontaire confusion avec Tosca. L’écueil dramatique du ballet est contourné avec humour au moyen d’une chorégraphie loufoque où des boxeurs s’affrontent en une joyeuse pagaille organisée. Pourquoi des boxeurs ? La note d’intention ne le dit pas. Que les personnages robotisés voient leur champ d’expression limité à leur seule voix est un autre élément constitutif du théâtre wilsonien. Il devient alors vain de qualifier les protagonistes. Ils sont Léonore, Manrique ou Comte de Luna, des silhouettes noires sur une lumière blanche emmurées dans leur passé, dans une histoire abracadabrantesque, dans une convention propre à l’art lyrique, dans un romantisme d’une autre époque. Rayer la mention inutile. A chacun de se trouver en lui-même ses propres clés de lecture.
© Lucie Jansch
Seuls pierres d’achoppement, l’acoustique confuse de la salle – l’historique Teatro Farnese heureusement abandonné l’an prochain par le Festival Verdi – et la prononciation de la langue française qui va de mauvais à passable, la lanterne rouge revenant à Nino Surguladze. Au contraire du Gala verdiano trois soirs auparavant, la mezzo-soprano géorgienne trouve en Azucena matière à faire valoir une voix mieux disciplinée. « La flamme brille » (« Stride la vampa ») accuse des limites en termes d’ampleur dont le duo suivant s’affranchira. La variété des couleurs, employées à bon escient, sans chercher à noircir ou grossir le son, guide la gitane infanticide dans une interprétation que l’on trouverait sage en italien mais adaptée à l’esprit de cette version. En troquant Manrico contre Manrique, Giuseppe Gipali peut renoncer à l’héroïsme flamboyant du rôle-titre pour se concentrer sur la ligne et, d’un médium d’acier, asseoir la puissance de son chant, tout en émettant quand même à la fin de sa cabalette « Bûcher infâme » (« Di quella pira ») l’ut attendu, à un pouillème de ton près. Franco Vassalo est un Comte de haute lignée dont la noirceur du timbre, l’aisance dans l’aigu et l’autorité des graves participent à la noblesse d’un portrait taillé à même le marbre. Ne seraient quelques stridences dans les notes les plus exposées de « Brise d’amour fidèle » (« D’amor sull’ali rosee»), Roberta Mantegna use d’un soprano droit pour camper une Leonora elle aussi de la plus noble extraction. Ce maintien, qui n’est pas raideur, n’exclut pas l’agilité lorsque la partition l’exige, quand bien même la cadence de son aria di sortita serait simplifiée. En Fernand, Marco Spotti expose la matière sombre d’une splendide voix de basse à laquelle un rien d’aisance supplémentaire dans l’aigu ne serait pas superflu.
Un coup de gueule pour conclure, à l’intention du public, paniqué sans doute par l’heure tardive de fin de représentation (23h45), qui se précipite vers la sortie dès les lumières allumées, en troupeau, sans prendre le temps d’applaudir les artistes. Voyons, Mesdames, Messieurs, on n’est pas des bœufs !