Rarement production d’un opéra contemporain a bénéficié d’un tel luxe : distribution réunissant grands noms de la scène internationale, chef également réputé et première invitation in loco d’un metteur en scène connu pour ses visions sulfureuses. On nous annonçait également Edda Moser dans le rôle parlé du fou mais elle s’est finalement retirée du projet. Etait-ce pour rendre hommage au prestige des créateurs de l’œuvre ou tout simplement pour donner toutes ses chances à un répertoire aride ? A voir la distribution du prochain opéra contemporain programmé en ces lieux, on penchera clairement pour la seconde option. Mais ce luxe a-t-il payé ? Oui, au moins vocalement, car pour contemporaine qu’elle soit, l’œuvre de Reimann fait la part belle aux voix. Son orchestration qui se distingue par ses clusters (sorte de tutti agressifs), la variété des percussions et ses dissonances d’un raffinement extrême ne fait presque jamais concurrence aux voix, et leur offre un écrin aussi savant qu’évocateur, satisfaisant le connaisseur comme le néophyte, mais bien éprouvant pour tous. La partition s’inscrit clairement dans la lignée du mouvement dodécaphoniste et les moments d’harmonie sont d’autant plus rares que la musique entend surligner tous les excès du drame. Dans ces conditions, l’harmonie est suspecte et le désaccord authentique. Si l’on accepte cette esthétique, on ne reprochera donc à l’œuvre qu’un livret un peu bancal qui fait disparaitre trois personnages sans raison après l’entracte (le Fou, Kent et le roi de France) et dont les nombreuses prises de parole simultanées sont aussi difficile à suivre que les aphorismes du fou à saisir.
Cet opéra excessif, Calixto Bieito le met en scène avec beaucoup de justesse et sans provocation inutile. Que pourrait-il dynamiter dans une œuvre déjà si explosive ? C’est donc l’occasion de se concentrer sur tout ce qui fait aussi la richesse de son travail. Une direction d’acteurs très précise et dense d’abord où son inventivité trouve à s’exprimer, notamment dans le portrait des sœurs : Regan lubrique à la limite de l’inceste, Goneril dominatrice hystérique qui fouette son mari avec une cravate, Cordelia étranglée par Regan, la métaphore du pain divisé comme le royaume et que les deux ambitieuses viennent ramasser au sol avec la bouche, telles des chiennes. Le tout sans effets gore : pas une goutte de sang pour l’énucléation de Gloucester ou l’égorgement d’Edmund, tout juste un vieillard décharné et nu ou un caleçon souillé. On admirera aussi les éclairages blafards, puissants et diffus qui concourraient également beaucoup à la beauté lunaire de son Boris Godounov à Munich. Sans oublier un décor très efficace : des lattes de bois qui enferment les personnages lors de la première scène pour venir se disloquer en une forêt de croix dans la tempête puis s’aplatir tel un littoral pour la scène à Douvres, ouverte sur un horizon à la lumière, autant dire la lucidité, mortifère. Nous avouons en revanche ne pas avoir saisi le sens des vidéos projetées lors de la seconde partie.
© Elisa Haberer / Opéra national de Paris
Si Calixto Bieito a fait un très bon travail, il ne s’est pas non plus surpassé, contrairement à beaucoup d’artistes ce soir. La courte intervention du chœur a pu paraitre incertaine, mais c’est sans doute lié à la composition même pour signifier l’ivresse des soldats qui accompagnent Lear. L’assertivité, l’art des contrastes et la précision de l’orchestre appellent des éloges chaleureux pour les instrumentistes comme pour Fabio Luisi quand on sait toute la marge laissée par la partition. Les nombreux petits rôles sont difficiles à juger dans une œuvre où l’on existe surtout par le cri. Nous ne trouverons donc que peu à dire du racé roi de France de Gidon Saks, du très propre Comte de Kent de Kor-Jan Dusseljee, ou de l’impétueux duc de Cornouailles de Michael Colvin.
Avec sa voix solide, Andreas Scheibner illustre avec finesse le dégoût quasi-permanent du duc d’Albany, tandis que Lauri Vasar est sans doute l’interprête le plus émouvant ce soir passant du père outragé à l’infirme désespéré avec la même autorité dans le jeu. Ses enfants Edgar et Edmund sont aussi parfaitement interprétés par deux chanteurs à la voix puissante et très expressive : Andreas Conrad donne au traitre une profession de foi rageuse et carnassière mais apparait plus en retrait après l’entracte, Andrew Watts, lui, impressionne par la qualité de sa projection et son aisance à alterner entre voix de poitrine et voix de tête avec le même soin apporté à la qualité de l’émission. En Fou, Ernst Alisch offre une présence cynique purement théâtrale assez efficace, même quand il ne s’exprime pas.
En fille vertueuse, Annette Dasch déçoit un peu : si l’investissement et la sensibilité ne sont pas en cause, on pourra lui reprocher des aigus qui manquent de clarté pour un personnage si lumineux. En Regan, Erika Sunnegardh joue avec fébrilité et lance des aigus d’une pureté et d’une puissance sidérantes, jamais stridents ni arrachés. Pour rendre sa Goneril plus expressive, Riccarda Merbeth violente souvent un instrument qui ne répondra à ses intentions qu’à partir de la seconde scène pour s’imposer pleinement dans la dernière demi-heure où toutes ses interventions sont d’une dévorante hystérie.
Enfin, en personnage éponyme, Bo Skovhus jouit d’une santé vocale et physique d’autant plus en contradiction avec le personnage que le metteur-en-scène ne cherche jamais à les grimer. Le roi, sa sauvagerie et sa détresse gagnent en consistance et en impact ce qu’ils perdent en capacité à susciter la pitié. On aurait aimé plus de sensibilité dans le jeu, même au prix d’un moindre contrôle musical. Seule la toute dernière scène, lorsque la performance se fait moins sportive, lui permet d’accéder à l’émotion, amplifiée par sa venue à l’avant-scène et l’immobilisme dans lequel le metteur-en-scène le fige.