Pour sa nouvelle création, la Co[opéra]tive s’offre le culot d’une œuvre contemporaine en tournée dans dix maisons d’opéra pour vingt quatre représentations, démontrant une nouvelle fois la pertinence de son modèle de collectif de production.
Après Orphée, la Belle et la Bête, Philipp Glass complétait en 1996 sa trilogie consacrée à Jean Cocteau avec ces Enfants Terribles dont Phia Ménard se saisit avec délectation.
L’artiste étant chorégraphe, l’on aurait pu imaginer qu’elle mette la danse – partie intégrante de l’œuvre à sa création – au cœur de son dispositif. Il n’en n’est rien. Plutôt que de faire danser les personnages, Phia Ménard choisit « de les inscrire dans un monde qui tourbillonne autour d’eux. C’est donc la scénographie qui assure la chorégraphie ». Le dispositif de scène tournante avec ses trois anneaux concentriques s’avère une réussite visuelle, d’une parfaite cohérence dramaturgique, qui dynamise remarquablement l’espace et rend parfaitement compte de sa dimension onirique.
© Christophe Raynaud de Lage
Les protagonistes qui y évoluent ne sont plus des adolescents, mais des personnes âgées enfermées dans une maison de retraite où l’imaginaire et l’évocation du passé sont les seules échappatoires. Dérèglement liés au virtuel jusqu’au drame, questionnement sur le grand âge et ses aspirations… La metteuse en scène se saisit de thèmes dans l’air du temps. Cocteau, citant Picasso, le souligne, « on met très longtemps à devenir jeune ». Ce parti pris trouve ses limites dans le livret lui-même, dès lors que la jeunesse des personnages est évoquée. En revanche, la seconde partie fonctionne assez bien à condition que l’on admette que le « jeu » auquel se livrent les personnages par le biais de casques de réalité virtuelle, les projette dans l’imaginaire d’une vie maritale dans un manoir figuré sur scène par une maison de poupée.
© Christophe Raynaud de Lage
Les claustras ajourés de l’Ehpad et son univers pastel sublimés par les lumières d’Éric Soyer cèdent alors la place à un espace abstrait où les comédiens revêtent les oripeaux les plus fantaisistes, déguisements hauts en couleurs de Marie La Rocca comme inspirés par un couturier au goût tapissier ou encore par des enfants se saisissant des tissus à disposition autour d’eux.
Chacun, prisonnier de son orbite, ne peut rencontrer les autres ni partager ses sentiments. Voilà qui laisse toute latitude à Elisabeth, actant principal du drame, pour se déplacer à sa guise sur sa toile et mieux manipuler les autres.
Mélanie Boisvert qui incarne cette sœur dominatrice et possessive, rend très bien compte de sa fébrilité à la limite de l’hystérie. Elle assume une part non négligeable de la partition avec autant d’aplomb que d’expressivité même si son timbre manque de rondeur.
Son frère Paul, démuni et touchant dans son fauteuil roulant, bénéficie de la présence dense de Olivier Naveau à la projection pleine d’autorité et au timbre séduisant.
François Piolino campe un Gérard émouvant qui souffre dans les aigus en fin de soirée tandis que l’on aurait aimé plus entendre Ingrid Perruche, très juste en Agathe et dont le timbre charnu flatte l’oreille.
Les quatre chanteurs sont sonorisés, tout comme les trois pianos numériques, ce qui métallise le son à outrance mais rend très compréhensible le texte non surtitré, servi par une excellente diction des interprètes. Ces derniers, tous quatre impliqués, notoirement justes et en place, bénéficient également du soutien indéfectible d’Emmanuel Olivier, directeur artistique du projet qui y collabore depuis son origine, il y a plus de deux ans. Avec Flore Merlin et Nicolas Royez se crée une véritable osmose, assez hypnotique mais jamais lassante, notamment grâce à un remarquable travail sur la rythmique.
Le rythme général est également impulsé par la narration assumée dans le roman tout comme dans le film par l’auteur et dans l’opéra par le personnage de Gérard, ce qui induit alors une certaine subjectivité. Phia Ménard reprend ce point du vue plus distancié en lui ajoutant fort habilement un rôle au sein de l’histoire. C’est ainsi que l’excellent Jonathan Drillet, qui a déjà travaillé avec la metteuse en scène, se glisse à la fois dans les oripeaux de Jean Cocteau et dans ceux d’un aide-soignant aussi professionnel que blasé. Il réintroduit certains éléments éludés dans l’opéra pour plus de cohérence narrative, transforme la scène des écrevisses en un atelier d’origami particulièrement savoureux et prend en charge brillamment les scènes de manipulation de marionnettes (avec les chanteurs hors scène) lorsque l’action convoque le passé ou se situe hors du huis-clos de la chambre.
Un spectacle à retrouver cet hiver à Tourcoing, Dunkerque, Compiègne, Besançon, Clermont-Ferrand, Grenoble, Bruxelles et Bobigny.