Le succès rencontré en 2011 pour les Fiançailles au couvent coproduites par le Capitole de Toulouse et l’Opéra-Comique justifie la reprise de ce spectacle dans la ville rose en ce printemps 2015. Puisqu’on ne change pas une équipe qui gagne, la plupart des interprètes retrouvent leur rôle (voir le compte rendu de Maurice Salles) à quelques exceptions près, dont le rôle-titre, Don Jérôme. On ne peut que se réjouir de savourer cette œuvre trop rarement donnée en France, alors qu’elle témoigne souverainement du génie musical de Prokofiev. Difficile par les qualités vocales qu’elle exige (essentiellement des problèmes de prononciation et de déclamation rythmée voire véloce) et le talent comique requis, on comprend les hésitations des maisons d’opéra à programmer cet opéra ambitieux et complexe, justement intitulé sur la partition « lyrico-comique ». Il est d’autant plus jouissif, dès lors, d’assister à une première réussie et saluée avec enthousiasme par le public toulousain.
L’action se situe dans une Séville fantasmée, entre Mozart et Rossini, à cheval sur un marché aux poissons pittoresque, une chambre où l’on épie volontiers par le trou de la serrure et un couvent qui sert de refuge aux jeunes filles fuyant de vieux barbons égrillards. Inspirée de l’œuvre de Sheridan, le « Beaumarchais britannique », le livret a été suggéré par la poétesse Mira Mendelssohn, future madame Prokofiev rencontrée durant l’été 1939, et l’opéra fut composé entre juillet et septembre 1940, en trois mois à peine. Le propos léger et décalé permettait d’éviter la censure et les foudres du régime stalinien, de noyer le poisson, en quelque sorte. Mais le contenu était subtilement double : Mendoza, marchand de poissons malhonnête et corrompu, se prête à une charge contre le capitalisme renforcée par l’anticléricalisme découlant des agissements de moines alcoolisés (aux noms évocateurs : Frères Bénédictine ou Chartreuse !), pour ne citer que ces deux exemples. Cela dit, Don Jérôme, qui fait le mal sans le vouloir pour être au finale unanimement célébré par le peuple, peut également être perçu comme une satire au vitriol du petit père Staline. L’opéra est ainsi un bijou finement ciselé, aux facettes multiples, dans lequel le spectateur complice se plaît à suivre des quiproquos compliqués dans une intrigue où il évolue cependant comme un poisson dans l’eau.
La mise en scène de Martin Duncan avait laissés perplexes aussi bien Maurice Salles au Capitole que Marcel Quillévéré qui découvrait le spectacle Salle Favart. Certes, l’œil est constamment sollicité par un foisonnement parfois dissonant et d’inspirations variées : du suprématisme à la Malevitch en passant par une esthétique très Ballets russes et toutes sortes de clins d’œil visuels lorgnant du côté du théâtre ou du cinéma langien d’un Metropolis, il y a à boire et à manger sur scène. On peut se lasser et s’agacer de cette distraction permanente voire parasite nuisant à la concentration autour de l’écoute, mais il est possible également de se plaire à trouver ses propres clés d’interprétation devant cette indéniable inventivité. La colonne de chaises, par exemple, oscille entre constructivisme et provocation à la Duchamp tout comme elle peut renvoyer aux numéros d’équilibristes des clowns croisés au cours de la nuit de Carnaval évoquée dans le livret. L’univers visuel louvoie entre une esthétique à la Chagall et un modernisme très contemporain. Les décors imaginés par Alison Chitty balancent entre minimalisme fauché et débauche de moyens, festival de couleurs et de confettis, notamment dans le festin final. On ne peut s’empêcher de songer à une sorte de mélange des univers de Fellini, Buñuel et Oury. Tant les cornettes que la gestuelle des barbons évoque la Grande vadrouille et Louis de Funès. Il faut saluer le travail de comédiens des chanteurs, doués pour la plupart d’une verve comique époustouflante. Les chorégraphies de Ben Wright sont parfaitement rodées et le rythme étourdissant ainsi généré permet de ne jamais s’ennuyer ou décrocher.
Majoritairement russe ou russophone, le plateau vocal est de très haut niveau, avec une belle cohésion d’ensemble. La palme revient sans doute au ténor anglais John Graham-Hall, extraordinaire Don Jérôme, aux gesticulations et frétillements d’une raideur comique toute britannique, proprement désopilante. Il faut le voir manipuler lui-même son carillon tout en chantant, parfaitement à l’aise dans son rôle bouffe… Le duo qu’il forme avec Mendoza est merveilleusement équilibré. Dans ce rôle quasi rossinien, la basse Mikhail Kolelishvili nous ravit par la beauté de son timbre et la rigoureuse plénitude de son chant. Mêmes compliments à la superbe et délicieuse soprano Anastasia Kalagina, dont l’interprétation lumineuse du rôle de Louisa charme le public si on en juge à l’applaudimètre. La mezzo Anna Kiknadze propose un numéro tout aussi haut en couleur, à l’unisson de sa partenaire. Quant à la ravissante et pétillante Elena Sommer, il fallait bien un faux nez pour en faire une duègne capable d’effrayer Mendoza par sa laideur… Ses qualités vocales et son talent comique lui ont permis de camper son personnage à la perfection. Le reste de la distribution est également remarquable, tous comme le chœur du Capitole, idéalement sonore. Pour finir, on ne peut que louanger l’Orchestre national du Capitole, aux sonorités pures et précises, magistralement dirigé par un Tugan Sokhiev en fusion complète avec l’œuvre. La fraîcheur de cette production, son dynamisme et la qualité d’ensemble en font une réussite totale. Voilà un marché aux poissons qui ne sent pas le pourri, loin de là, et devrait largement attirer le chaland.