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Les fous chantants (2) : Le triste rêve de Natália de Andrade

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Actualité
22 janvier 2020
Les fous chantants (2) : Le triste rêve de Natália de Andrade

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C’était à Lille en 1989. Après un magnifique récital d’Alfredo Kraus, un ami nous avait gentiment hébergé chez lui (un psychiatre…). C’est ce soir-là, via un repiquage sur une simple K7, que j’ai fait la connaissance de Natália de Andrade. J’avoue n’avoir jamais tant ri de ma vie. Oubliée l’abominable Florence Foster Jenkins et ses cris épouvantables qui n’étaient même plus drôles tant ils étaient atroces. Avec Natália de Andrade, nous passions à une toute autre dimension, avec un répertoire s’étalant de Manon au Ballo in maschera, en passant par Traviata, Thaïs, ou encore Madama Butterfly et Cavalleria rusticana. Admirez, en guise d’amuse-bouche, cette interprétation terriblement libre de la cadence de Gilda dans le « Caro nome » de Rigoletto. Caricaturée par un imitateur, et exhibée par un animateur de la télévision portugaise, elle connut une notoriété tardive qui fut le triste apogée d’une vie faite d’illusions. Avec le recul (beaucoup de recul…), on découvrira pourtant que Natália était un diamant brut, sans technique, voire sans voix, mais authentiquement artiste à sa manière. 

A l’époque de cette découverte, on connaissait peu de chose de Natália de Andrade, si ce n’est un mélange de vrai et de faux. Il faut dire que c’était avant Internet. Il se disait qu’elle n’était qu’une humble femme de ménage qui aurait englouti ses économies pour enregistrer un disque à compte d’auteur. Dans d’autres versions, une famille riche avait parrainé sa carrière. Longtemps on n’en sut pas davantage. A sa mort en 1999, Natália de Andrade a laissé un journal intime couvrant une période relativement courte de sa vie, entre 1960 et 1980 (elle était née en 1910). Deux documentaires portugais lui furent consacré après son décès, ainsi qu’une sérieuse enquête du journal Publico : on interrogea de rares témoins et l’on exhuma de vieux documents. On put ainsi mieux connaître la vie et les rêves de cette chanteuse, passée contre toute attente à la postérité. 
 
Natália Barbosa de Andrade nait donc en 1910, à Tábua, une petite ville de 18.000 habitants en plein centre du Portugal. Maria, sa mère, est musicienne. Elle donne des cours de piano chez elle, et quelques récitals lyriques, parfois accompagnée par sa fille. Le jeune Natália est poussée par sa mère. Dans son journal, elle raconte ses débuts, au Colégio Calipolense, à Lisbonne. Elle a 10 ans et c’est un échec : dans le public, son père essaie de lui donner des indications muettes, mais, à la vue de ses grimaces, elle est saisie d’un fou-rire. Ce ne sera que le premier d’une longue série… Natália est inscrite au Conservatoire National de Lisbonne, en classe de chant et piano, en élève externe. A l’époque, ce type de formation est réservée à une élite et, même si le père de la jeune fille dispose de quelques relations dans le milieu musical (il travaille pour le quotidien O Século mais n’est pas journaliste), il est probable que la famille se soit saignée aux quatre veines pour assurer la scolarité de la petite Natália. Elle fréquente le conservatoire entre les âges de 18 et 21 ans, récoltant des appréciations tantôt bonnes, tantôt moyennes en science musicale. Dans son journal (dont elle imaginait sans doute qu’il servirait de base à sa biographie une fois le succès venu), Natália écrit qu’elle y fut une étudiante brillante. Son enfance n’est pourtant pas heureuse : ses parents se disputent fréquemment et ils se sépareront quand leur fille aura atteint l’âge adulte ; elle se replie dans ses rêves. En 1940, elle apparaît au Coliseu dos Recreios dans un ouvrage de Ruy Coelho, compositeur bien oublié aujourd’hui mais considéré comme le meilleur représentant de l’opéra portugais de cette époque. C’est aussi un ami de la famille… Vers la même époque, en vacances à Santo Estevao dans le sud du Portugal, elle pratique le chant dans les bois, avec sa mère, tous les après-midi. Celle-ci avait « une voix de mezzo-soprano contralto vraiment extraordinaire » écrit-elle dans son journal. Les habitants du petit village sont impressionnés. Les deux femmes donnent un récital privé… et même payant ! En entrant dans les cafés, maman annonce la plus grande chanteuse lyrique du Portugal. La folie de l’une semble nourrir celle de l’autre.


© Jean Michel Pennetier (collection personnelle)

Les années passent… Des années de vaches maigres. Natália vivra avec sa mère jusqu’à la mort de celle-ci. Certains jours, il n’y a tout simplement rien à manger. Nous sommes bien loin de la riche Florence Foster Jenkins que nous évoquions dans une première partie. En 1963, Natália de Andrade part seule pour Madrid et y enregistre, pour Columbia mais à ses frais, son premier disque, consacré à des chansons folkloriques portugaises. Il est publié en 1964. Un deuxième, consacré au répertoire classique portugais, sort en 1965. Toutes ses économies y passent. Sur la pochette, les mots d’une critique et pianiste réputée, Francine Benoît (professeur de Maria João Pires entre autres) : « En fait, c’est une authentique vocation lyrique, même théâtrale, à qui de grands triomphes peuvent être réservés. En plus des qualités vocales d’une voix belle et ample, Natália de Andrade, malgré sa jeunesse extrême, fait preuve d’une belle volonté, d’une sensibilité personnelle, et d’un désir de la communiquer au public ». Tout n’est pas faux. On ne sait de quand date ces compliments, à supposer qu’ils soient effectivement parus dans le Diário de Lisboa comme l’affirme Natália. Il en est de même de ceux attribués au compositeur ami de la famille Ruy Coelho :  « Bien que débutante, Natália de Andrade dispose de toute les qualités pour impressionner une grande salle​. Volume et étendue vocale ne lui font pas défaut.  Elle s’illustre aussi bien dans l’opéra que dans les airs de concert  » (Diário de Notícias, sans date). Sa mère est pleine d’admiration : « Elle a connu la faim, mais elle s’est battue pour ce qu’elle voulait  ».

Les années passent encore. Elle habite désormais seule à Lisbonne. Elle explique à ses voisines qu’elle a 20 ou 25 ans alors qu’elle en a déjà 60 : une sœur aînée décédée portait le même nom, d’où une confusion administrative sur ses papiers d’identité, explique-t-elle… Elle s’habille comme une adolescente, avec une minijupe aux couleurs vives. Dans son journal, elle évoque des périodes de dépression (elle en connut une lors de son premier voyage madrilène). « L’agitation que je traverse et le désespoir horrible qui m’étreint parfois peuvent même me rendre folle ».  Mais la confiance en elle revient : « On dit qu’en vieillissant, la voix descend dans la tessiture (…). Il se peut que ce soit le cas, mais elle pourrait bien être maintenue aussi bonne que possible pendant autant d’années que possible (…). J’ai gardé toutes mes capacités vocales, encore plus qu’auparavant ». Elle passe une partie de ses journées dans le Jardin botanique de Lisbonne, à quelques minutes de chez elle, un endroit qu’elle appelle dans son journal son « monde enchanté ». Sinon, elle répète chez elle matin, midi, soir, au grand désespoir des habitants du quartier de Principe Real. « C’était de l’opéra, on ne s’en rendait pas compte. Ça hurlait ! » se souvient une voisine. Natália explique qu’elle est célèbre et qu’elle répète pour le Théâtre São Carlos, mais personne ne la croit. Utilisant tous les moyens pour se faire connaitre, Natália écrit à Salazar, le Président du Conseil à vie, et à son successeur, Caetano. « Jusqu’au dernier souffle de vie, je manifesterai toujours mon existence par tous les moyens. Je travaillerai sans relâche aussi longtemps que je le pourrai ! (…) Ce sera mon nom de chanteur qui restera au-delà de ma vie ». Finalement, la radio Antena 2 l’engage, par compassion. Elle est chargée d’écouter les disques pour vérifier qu’ils sont sans défaut avant leur diffusion.
 
Le personnage finit par connaître une certaine notoriété auprès d’un public restreint et amusé de connaisseurs, certains l’aidant à financer ces disques. Elle en enregistre 5 au total, les 3 derniers à plus de 70 ans. On ne saluera jamais assez l’héroïsme flegmatique de ses pianistes accompagnateurs. Edités à 200 exemplaires, ils sont vendus dans la journée. Un humoriste, Herman Jose, l’imite dans ses spectacles : « Je la connaissais personnellement. C’était une dame adorable, vivant dans une sorte de rêve où elle se croyait une seconde Maria Callas. Nous partagions le même pianiste, Shegundo Galarza, qui avait accepté de l’accompagner gratuitement pour son dernier disque. Elle avait un groupe de jeunes fans et admirateurs ». Elle finit par être invitée à l’émission du dimanche de la Radio Télévision Portugaise, O Passeio dos Alegres, animée par Júlio Isidro, le Jacques Martin local. Elle y interprète son grand succès, la cabalette de Leonora dans Il Trovatore. Elle donne quelques concerts : des images filmées à la fin de l’un d’entre eux nous la montre rayonnante, proche de l’extase même, son bouquet de fleurs à la main, et avec sur les épaules, sa dérisoire petite cape en fourrure blanche. Son journal se termine par l’expression de son bonheur : des admirateurs la reconnaissent enfin dans la rue. « Vous ne pouvez pas imaginer la popularité que j’ai dorénavant ». A aucun moment Natália n’aura douté de ses talents : elle ne prête aucune attention aux rires qu’elle provoque, et ceux qui émettent des réserves sont tout de suite écartés de sa vie.

L’écoute des disques de Natália de Andrade, en particulier les 3 sortis entre 1982 et 1986, reste une épreuve dont on ne sort pas indemne, mais les persévérants en seront récompensés. Passées les deux ou trois premières auditions (voire cinq ou six ; mettons dix), où l’on pleure de rire à chaudes larmes, quelque chose finit par émerger. Telle accentuation, tel rire, telle tentative de piano, ces couleurs, cette réplique parlando… Pourquoi les plus grands interprètes du rôle n’y ont-ils jamais pas songé ? Et l’on se prend à écouter avec étonnement et respect cette Manon septuagénaire, dont l’interprétation, la flamme, nous émeut malgré les scories d’une voix délabrées, mais qui pourrait donner des leçons à certains sopranos trop placides ou sans imagination. Oui, Natália de Andrade était doublement une artiste : d’abord parce qu’elle a créé et vécu se personnage de fiction pendant toute sa vie, mais aussi parce qu’elle se révèle une interprète sensible et passionnée, souvent originale et, osons le mot, inspirée. 

En novembre 1991, Natália  retourne à Tábua, mais c’est pour entrer en maison de retraite, dans un établissement créé à l’origine pour accueillir des artistes, la Fondation Sarah Beirão. On y respecte son illusion en la présentant comme une chanteuse lyrique internationale. Elle raconte sa glorieuse carrière en Espagne, parle de ses disques d’argent, de platine, montre des bijoux fantaisie en les présentant comme de vraies pierres précieuses… Il y a un piano à queue dans la salle des fêtes : elle s’y rend de temps à autres pour chanter. Un jour, elle ne peut plus marcher. Elle ne s’alimente que lorsque l’aide-soignante lui demande de chanter. Elle décède le 19 octobre 1999. Le personnel de l’institution l’accompagne seul pour ses funérailles, un peu désolé que personne ne se soit déplacé pour le dernier voyage d’une si grande artiste. Le Diário de Notícias titre : « La chanteuse lyrique Natália de Andrade est morte ». Même si le contenu de l’article est plus réservé sur la réalité de sa carrière, cette qualification vient sceller un rêve vieux de plusieurs décennies. Ses derniers effets sont rassemblés : huit tristes paquets, posés à côté du piano, et que personne ne viendra jamais réclamer. Tout ce qui restait d’une vie de 89 années. Dans l’un d’eux, quelques photos d’elle à 26 ans, déjà dédicacées. Dans un autre, quelques-uns de ses disques qu’elle chérissait par-dessus tout. Et son journal. Objet de deux documentaires, de compilations en CD, de remix sur YouTube, Natália  avait finalement raison quand elle écrivait : « Je suis sûre que je resterai dans l’histoire de la musique classique ». Qui prétendra le contraire ?

(à suivre)
 

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