Que faire de son argent quand on en a trop ? Notre voyage chez les « fous chantants » se poursuit avec d’autres dive et divi, dont certains, à l’instar de Florence Foster Jenkins, n’hésitèrent pas à mettre la main au portefeuille pour que le monde puisse apprécier toute l’étendue de leur talent.
Longtemps, les connaisseurs n’ont connu Mari Lyn (de son vrai nom Marilyn Sosman) que par de simples extraits sonores. Les plus chanceux avaient toutefois pu découvrir toute l’étendue de son Art au travers de copies de copies de vieilles vidéos. Miraculeusement, 270 minutes de ses apparitions sont dorénavant disponibles en DVD, et quelques extraits visibles sur YouTube. L’histoire commence en 1969 aux Etats Unis d’Amérique. Les réseaux câblés permettent au grand public d’accéder à une offre large et diversifiée de chaînes commerciales. Un groupe de visionnaires, convaincu du caractère social de ce medium, milite alors pour permettre un accès libre au réseau : en échange de la franchise d’exploitation octroyée par la municipalité, la société responsable du réseau offrirait un droit d’accès gratuit à des producteurs de programmes non-commerciaux. Passons sur les guerres avec le lobby des exploitants de réseaux câblés, vent debout contre cette concurrence, et constatons, une fois de plus, que l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions. C’est en effet sur cette tranche de réseau non commercial que va s’épanouir Mari Lyn, produisant à ses frais une série intitulée The Golden Treasury of Song , dans des programmes d’une trentaine de minutes chacun. Les concerts sont en grande partie consacrés au répertoire italo-américain (je veux bien sûr parler d’œuvres 100% italiennes mais chantées avec l’accent américain). Nous sommes au milieu des années 80. Marilyn Sosman est née en 1923 et s’éteindra en 2008 : elle doit donc avoir une soixantaine d’années. Dans ces documents, la chanteuse se révèle une diseuse exceptionnelle (la lettre de Violetta dans La Traviata), une musicologue de premier rang (quand elle explique qu’elle respecte Rossini en chantant sans variations « Una voce poco fa » du Barbiere di Siviglia), un génie du costume (visiblement fait en production propre) et du maquillage (probablement une expérimentation sans lendemain de l’huile de palme par applications multicouches). Ne parlons pas des moyens vocaux ni de la technique belcantiste, ou de l’aisance scénique digne d’une dinde géante sous Tranxène. Les âmes les plus insensibles à la beauté ne sauraient rester indifférentes à cette collection unique de brushings et de perruques, qui font douter un instant d’avoir affaire à un travesti professionnel. Dans l’un des épisodes, avant d’entamer le « Casta diva » de Norma, le soprano se voit soudainement honoré par un prix de la Fondazione Della Rosa de Palerme (catégorie « Meilleure chanteuse de l’année »), distinction qu’elle reçoit avec une surprise d’autant plus sincère que ladite fondation n’existe que dans son imagination (la scène est insérée dans cette bizarre vidéo entre deux séquences de ballet !). Malheureusement, on ne coupera pas au massacre de la divine mélodie bellinienne. Interprète scrupuleuse, Mari Lyn ne quitte jamais la partition des yeux. C’est un peu comme si elle découvrait ces œuvres pour la première fois. Nous aussi.
© Jean Michel Pennetier (collection personnelle)
Vassilka Petrova (1919 -1979) enregistra plusieurs albums pour Remington : Tosca, Cavalleria rusticana, Il Trovatore et un récital d’airs d’opéra. Ces disques auraient été financés par un époux amoureux, comme quoi l’amour n’est pas qu’aveugle : il peut même être sourd. On sera toutefois indulgent envers cette chanteuse. D’abord parce qu’elle chanta au moins une fois sur scène, interprétant Santuzza dans Cavalleria rusticana à Florence en 1952. A cette occasion, elle fut photographiée aux côtés de sa splendide Delahaye 135 MS, rachetée en 1958 par le Prince Rainier III, et qui fait aujourd’hui partie des collections de la principauté (la Delahaye, pas le soprano). Ensuite, parce qu’en dépit des multiples faiblesses de ses enregistrements, qui témoignent d’une voix plafonnant vite dans des aigus systématiquement faux, il faut reconnaitre qu’on entend parfois pire aujourd’hui, et sans que le public ne s’en émeuve plus que ça.
Mêmes causes et mêmes effets (mari généreux compris) avec Sylvia Sawyer, impavide Amneris, aux aigus tirés, et qui semble surtout chanter le Bottin (de Memphis), avec une totale indifférence à la situation dramatique. Le mezzo-soprano a également enregistré pour Capitol Records Un Ballo in maschera et Il Trovatore. Là encore, on a fait pire depuis. Il Trovatore et Aida, bénéficient de la présence de l’excellente Stella Roman.
© Jean Michel Pennetier (collection personnelle)
Publiés initialement en complément d’une compilation des interprétations de Florence Foster Jenkins chez RCA (Victor Gold Seal Series : ça ne s’invente pas), les pages de Faust interprétés par le duo Thomas Burns (ténor) et Jenny Williams (soprano) sont autrement dignes d’intérêt. Le duo nous était décrit dans la notice de l’époque comme un couple d’amateurs ayant enregistré pour son plaisir, ce qui devrait nous inciter à une certaine charité. Mais face à une telle performance, en particulier côté ténor, pourquoi se priver ? Après tout, le partage est aussi une vertu chrétienne, et tant qu’à choisir… Mais au diable les scrupules : sous ces pseudonymes se cachaient respectivement Norma-Jean Erdmann-Chadbourne et Ellis Chadbourne, auteurs d’une méthode de chant en deux volumes, Singer’s manual suivi de The Art of Messa Di Voce Scientific Singing. Cette dernière était accompagnée d’un disque 33 tours pour l’illustrer. L’efficacité de ladite méthode saute aux yeux à l’écoute de cette scène finale d’Aida, probablement enregistrée dans les années 30. Vraie professionnelle, Norma-Jean s’est produite en concert au moins jusqu’en 1954 (Carnegie Hall, en duo avec le heldentenor Kenneth Lane). Son mari, avocat radié après quelques déboires dans la politique (il n’était sûrement pas maître-chanteur), avait fini par se lancer dans le chant sous divers noms d’emprunt, mais il n’était qu’un amateur. Parfois, on choisit mal son conjoint.
Enfin, le panorama ne serait pas complet sans évoquer Tryphosa Bates-Batcheller (1876 – 1952), que 8 années séparent très exactement de Florence Foster Jenkins (1868 – 1944). Un peu comme son illustre devancière, Tryphosa était persuadée de ses talents et la fortune familiale lui permettait d’être admise dans les salons de la bonne société américaine pour y faire étalage de ses dons. Un ancêtre de Tryphosa est à l’orgine des premières bibliothèques modernes, celles où l’on emprunter des livres et les rendre après les avoir lus. A cet effet, notre Bates fit un don en numéraire et en nature (30.000 volumes) à la ville de Boston. Elle épouse un riche fabricant de chaussures, Francis B. Batcheller. Le couple s’établit quelque temps à Paris. Tryphosa étudie avec la célèbre Marchesi (que nous avions évoquée dans notre première partie). Elle apparait dans des concerts privés ou des galas de bienfaisance, parfois accompagnée de Jules Massenet lui-même, ce qui prouve que le snobisme n’a pas plus de frontières que l’argent n’a d’odeur. Elle écrit également plusieurs volumes (des souvenirs et un roman). De retour aux États-unis en 1941, elle enregistre, comme Foster Jenkins, un 78 tours à ses frais, auprès de la même marque, Melotone, dont le slogan était « Votre portrait en musique » ! Comme on s’en rendra vite compte à l’écoute, ces deux artistes jouaient dans la même ligue. Découvert dans les trésors du collectionneur et marchand Larry Holdridge, l’enregistrement a été publié par le musicologiste Gregor Benko dans son inénarrable compilation « The Muse Surmounted », disponible en CD pour égayer vos soirs de déprime. Jusque là, cette OVNI était passé totalement inaperçu.
Pour élargir aux albums auto-produits plus heureux, nous avons récemment pu apprécier la version toute personnelle de la Habanera de Carmen, telle qu’interprétée par le soprano argentin lirica-pop Ketty Marteau, avec un charme latin indéniable. Par ailleurs professeur de français dans la province de Jujuy Argentina, Ketty Marteau possède une maîtrise appréciable de la langue de Molière, comme on pourra le constater par soi-même. Le troisième tirage de son CD Speranza est malheureusement épuisé.
(à suivre)