Apprenant la mort de Louis XV de la petite vérole, Le Gallick, futur Supérieur de Saint-Sulpice, eut ce mot : « Il n’y a rien de petit chez les grands ». Pour la suite de cette série consacrée aux « fous chantants », nous examinerons quelques cas où elle a pu également se manifester chez de grands artistes.
© Pramzan45 pour Wikipedia
Qu’est-ce qui a bien pu passer par la tête de Carlo Bergonzi pour qu’il se décide à chanter Otello ? Nous sommes début 1999 lorsqu’Eve Queler et l’Opera Orchestra of New-York annoncent pour l’année suivante cette ultime prise de rôle. La stupéfaction gagne le planète lyrique : le ténor italien avait déjà fait ses adieux à New York en 1994 (un récital rien moins que réussi) et il aura près de 76 ans à la date du concert. Certes, il arrivait à Carlo Bergonzi de conclure un récital avec « Niun mi tema », mais il y a une différence entre la mort du Maure, accompagnée au piano devant un public indulgent, et l’intégralité d’un rôle dont il n’avait jamais eu les moyens, même à l’apogée de ceux-ci. Les billets s’arrachent néanmoins et le concert est rapidement sold-out (votre serviteur n’est pas le dernier à s’être précipité !). Quelques jours avant la représentation, Bergonzi se permet quelques déclarations, rétrospectivement pleines de sel : il chantera la partition comme Verdi l’avait écrit, et avec toutes les notes, toutes les nuances et sans transposition (n’est-ce pas Plácido ?). L’humilité ne fut jamais son fort. Il concluait en promettant qu’on allait entendre Otello comme on ne l’avait jamais entendu. Cette dernière affirmation s’est révélée absolument exacte. La générale ne fut pas publique, mais quelques fans purent y assister et en rendirent compte avec une extase non feinte (malheureusement, l’enregistrement pirate de la représentation témoigne de leur aveuglement énamouré). Le 3 mai 2000, le tout New York lyrique se presse donc dans les étroites circulations du Carnegie Hall : grabataires en déambulatoire ou en voiturettes électriques (ce n’est pourtant pas Parsifal), drag queens outrageusement maquillées, et même des costumes-cravates… Au premier rang d’une loge : Plácido Domingo, Luciano Pavarotti et José Carreras entre deux répétitions de leur soirée des trois ténors, programmée au Metropolitan pour la semaine suivante (Domingo y chantera l’acte II d’Andrea Chénier, Carreras, le dernier acte de Carmen et Pavarotti celui de Turandot, tout ceci en version scénique… Eh oui.). De nombreux artistes sont venus soutenir leur collègue (ou assister au massacre) : Marilyn Horne, Aprile Millo, Sherrill Milnes, Anna Moffo, Lucine Amara, Licia Albanese, James Morris, entre autres. Présent aussi, James Levine, arrivé comme à son habitude à l’instant où les lumières s’éteignent. Eve Queler lève sa baguette et la tempête commence. Quelques instants avant ses premières mesures, Bergonzi entre avec autorité, d’un pas vif, accueilli par quelques rapides applaudissements. Puis il lance le fameux « Esultate ». Le ténor atteint avec de grandes difficultés le la naturel qui couronne la scène. Honnêtement, il n’y a pas de quoi exulter et plus personne n’y croit. Tout au long de l’acte, la voix est poussive, à la limite de la justesse. De temps à autres une phrase nous rappelle toutefois la splendeur du passé. A l’approche d’une note un peu exposée, Bergonzi met sa main en conque autour de l’oreille pour mieux entendre le retour de la voix, sans grand succès. Au deuxième acte, il transpose des phrases à l’octave dans « Ora e per sempre addio », puis s’effondre face au Iago incarné par Alberto Gazale (un de ses élèves). A la fin d’un interminable entracte, annonce est faite de son indisposition (il expliquera par la suite avoir été victime d’un soudain refroidissement dû à la climatisation…) et de son remplacement par le ténor portoricain Antonio Barasorda. Bergonzi reçoit dans sa loge tandis que son collègue s’époumonne devant une salle quasiment vide. Ite Missa est : Ora e per sempre addio, en effet.
Nellie Melba © Wikipedia
Parfois, la folie reste à l’état de projet : Shirley Verrett se payait-elle gentiment la fiole de Sergio Segalini quand elle lui déclara son ambition d’aborder La Traviata et Lucia di Lammermoor, à l’occasion d’une interview pour Opéra International ? Nous ne le saurons jamais, mais on fit pire par le passé en termes de contre-emploi. Nellie Melba fut à son époque l’une des dernières représentantes de l’art belcantiste. Elle fut l’élève de la célèbre Mathilde Marchesi (qu’il fallait appeler « Madame » et dont on a beaucoup parlé dans les épisodes précédents). Madame la retira de sa classe pour lui donner des leçons privées. Melba fut une interprète idéale de la Marguerite de Faust, qu’elle travailla avec le compositeur. Mais elle adorait Wagner, dont elle interpréta occasionnellement, et avec un relatif bonheur, les rôles d’Elsa dans Lohengrin (en italien) et d’Elisabeth dans Tannhäuser . Mais a-t-on jamais entendu parler d’une Lucia di Lammermoor ou d’une Ophélie (deux autres de ses rôles fétiches), se lançant dans la Brünnhilde de Siegfried ? Cette occasion baroque se présenta. Jean de Reszke devait alors faire ses débuts dans le rôle-titre au Metropolitan Opera de New-York, prévus pour décembre 1896. Sa partenaire wagnérienne naturelle aurait été Lilian Nordica (dont nous reparlerons une autre fois) qui appartenait elle aussi à la troupe. Mais Nordica avait une voix formidablement puissante et, comme on le sait, Brünnhilde n’intervient qu’au troisième acte, après que Siegfried s’est époumonné pendant les deux premiers. Le ténor polonais voyait d’un mauvais œil le duo final et c’est lui qui aurait réussi à convaincre, et Nellie Melba, et Maurice Grau, le directeur du Met. Dans une autre version (de la mémorialiste de Jean de Reszke), le ténor aurait proposé Melba pour le rôle de l’Oiseau de la Forêt (au demeurant, le meilleur rôle wagnérien de Natalie Dessay au disque)… Madame n’était pas contente et déconseilla absolument son ancienne élève, avec laquelle elle continuait à travailler, à se lancer dans une si folle aventure. Mais pour la première fois l’élève choisit de désobéir à Madame. A l’annonce de la nouvelle, en novembre, la presse n’est pas tendre, d’autant que Nordica est américaine. Le soprano se déclare victime d’un complot ourdi par de Reszke et Melba, puis tourne ses reproches vers de Reszke et Grau (Melba et elle restèrent finalement amies). Melba travaille le rôle d’arrache-pied (d’autant qu’elle chantera en allemand et non en italien), tout en se produisant dans son répertoire habituel et malgré quelques problèmes de santé. Elle enchaîne l’ouverture du Met avec Faust le 16 décembre, et alterne les semaines suivantes Roméo et Juliette, La Traviata, Les Huguenots, Lucia di Lammermoor (l’une des représentations s’achève avec la scène de la folie (la scène finale du ténor est donc coupée), mais est couplée avec une Cavalleria rusticana affichant Emma Calvé !). Sa Lucia est particulièrement saluée par la critique et le public : au total, Melba chante 10 représentations et un concert de gala. La dernière de Lucia di Lammermoor a lieu le 26 décembre, la première de Siegfried le 30.
La représentation commence. Melba attend son entrée au dernier acte, et pendant ces longues heures dans sa loge, sa confiance s’érode (Melba est une traqueuse). Quand elle commence enfin à chanter, elle est convaincue que Madame avait raison. « Je luttais au-delà de mes forces. J’avais la sensation de suffoquer, de me battre contre un monstre immense (l’orchestre) ». Paniquée à l’idée de ne pas se faire entendre suffisamment, elle finit par se planter devant les feux de la rampe, dans l’espoir de mieux faire passer sa voix. de Reszke est obligé d’improviser la mise en scène. Quand enfin le rideau tombe, Melba s’enferme dans sa loge et déclare « Dites aux critiques que je ne recommencerai plus jamais. C’est au dessus de mes capacités. J’ai été folle ». Les débuts de Jean de Reske dans le rôle-titre sont un triomphe unanimement salué. De cette interprétation, il ne reste rien ou presque. Jean de Reszke ne supportait pas sa voix enregistrée et avait fait détruire les matrices de celle-ci, qui ne furent jamais commercialisées. Seuls subsistent les extraits captés sur le vif par Lionel Mappleson, depuis les cintres du Met, avec un simple phonographe Edison (bon courage). En Wotan, son frère Edouard de Reszke a sa part de succès. L’accueil de Melba est un peu moins chaleureux mais, dans l’ensemble, la critique n’est pas aussi mauvaise qu’on pouvait le craindre. Toutefois, Melba ne va pas bien. Elle se fait examiner, craignant un nodule, et annule plusieurs représentations pour ne chanter que deux Juliette début 1897 (contre 59 représentations au Met l’année 1896). Finalement, les médecins diagnostiquent une dépression sévère et lui prescrivent le repos absolu. Melba embarque pour l’Europe le 24 janvier. Suivie par le Docteur Felix Semon, qui lui avait diagnostiqué un nodule sept ans plus tôt, et en qui elle a toute confiance, Melba prend du repos. Elle ne rechantera, pour un concert à l’occasion des soixante ans de règne de la reine Victoria (sans une note de Wagner), qu’après une pause de près de six mois, puis reprendra petit à petit ses activités normales.
(à suivre)