Lillian Allen Norton (plus tard Lillian Nordica) est née en 1857 aux États-Unis, dans le Maine. Elle est la cadette d’une famille de quatre soeurs (sans compter des enfants morts en bas âge). A deux ans, sa mère la mène chez une voisine un peu sorcière, Tante Eunice, qui lui lit les lignes de la main. Elle lui prédit : « Tu vogueras sur les sept mers, et les têtes couronnées d’Europe s’inclineront devant toi ». A sept ans, ses parents déménagent à Boston pour l’éducation musicale… de sa soeur Wilhelmina. Quand celle-ci s’exerce à la maison, la petite Lillian ne peut s’empêcher de l’imiter. La grande soeur est tellement irritée, que la mère donne quelques sous à Lillian pour qu’elle débarasse le plancher ! Wilhelmina décède prématurément de la typhoïde, à l’âge de 18 ans, après avoir consommé un cucurbitacé mal lavé à la Fête de la citrouille. Lillie a 11 ans. Un jour, sa mère est frappée par l’extraordinaire ressemblance de la voix de Lillie et de celle de Willie. Elle la fait entendre par l’ancien professseur de chant de Willie, un certain John O’Neill, qui accepte de la prendre pour élève quelque temps plus tard, à l’âge de 14 ans. Elle lui sera toujours reconnaissante de la discipline qu’elle lui impose. Elle étudie ensuite au New England Conservatory, à Boston et débute en concert à 18 ans. Elle embarque pour l’Italie afin de se perfectionner dans le chant. C’est là qu’elle prend le nom de scène initial de Giglia Nordica, suggéré par San Giovanni, son professeur au Conservatoire de Milan. Celui-ci la convainc qu’on ne peut faire carrière dans l’opéra qu’avec un nom italien. Et le maestro a étudié les langues : « Lillian » donne « Lily » (« Lys » en français) qui se traduit en « Giglio », féminisé en « Giglia ». « Norton » vient de « North » (« Nord ») donc on l’appellera « Nordica ». Sur les affiches, le nom sera souvent simplifié en Madame Nordica ou Nordica tout court. Sur les disques, Giglia disparaitra au profit du retour de Lillian. Dès cette époque (et à son propre étonnement) Nordica aborde simultanément Aida et Lucia di Lammermoor sans efforts. Elle fait ses débuts à Brescia en 1879. Rapidement, sa notoriété internationale est établie : elle chante devant le Tsar Alexandre II, 8 jours avant son assassinat le 18 mars 1881, interprète Faust à l’Opéra de Paris, débute à Covent Garden en 1887, au Metropolitan Opera de New York en 1891 et à Bayreuth en 1894 (la première Elsa au Festspielhaus), se produit devant le Prince de Galles… La voyante avait vu juste.
Egérie de Coca-Cola (collection personnelle)
Son répertoire est incroyablement étendu : Aida, La Traviata, Il Trovatore, Rigoletto, Un Ballo in maschera, Otello, La Gioconda, Faust, Roméo et Juliette, Les Huguenots (Valentine), La Juive (Eudoxie), Robert le Diable (Alice), L’Africaine (Inès et Sélika), Mignon (Philine), Hamlet (Ophélie), Lucia di Lammermoor, et même les Nozze di Figaro (Cherubino puis Susanna), Don Giovanni (Donna Anna et Donna Elvira) ou encore Die Zauberflöte (la Reine de la Nuit), On en oublie. On pourrait légitimement s’interroger sur la qualité de l’exécution, en particulier pour les rôles belcantistes : le public de l’époque ne disposait pas d’enregistrements pour comparer, et si Caruso a bien chanté I Puritani, ce n’était certainement pas avec des contre-ré. Mais cet étonnant enregistrement de 1907 balaie vite nos a priori. Toutefois, c’est surtout dans Wagner qu’elle fait la plus forte impression : avec Lohengrin et Tannhaüser (Venus) d’abord, puis Tristan und Isolde (rôle qu’elle avait travaillé avec Cosima Wagner), les trois Brünnhilde du Ring, Kundry de Parsifal, Der Fliegende Holländer… Même si elle interprète davantage Wagner à partir de 1900, elle continue à l’alterner avec Mozart, Verdi ou Meyerbeer. Sa popularité est suffisamment étendue pour qu’elle figure en 1905 sur une publicité Coca-Cola. Elle chante au Metropolitan jusqu’à fin 1909. Cette année-là, elle connait une ovation qui rentre dans la légende à l’issue d’une Isolde dirigée par Arturo Toscanini. Pour des raisons non élucidées, Giulio Gatti-Casazza ne renouvellera toutefois pas son contrat. Il faut dire que Nordica avait du caractère, et qu’elle était souvent très remontée de voir des artistes étrangers se produire sur la scène new-yorkaise au détriment de talents locaux. Contrairement au patron du Met, elle militait pour que les opéras y soient donnés en anglais. A partir de 1907, elle ne s’habille plus que chez des couturiers américains. Ardente supportrice du vote des femmes, elle est également scandalisée de voir les chanteurs masculins mieux payés que leurs collègues féminins. Apprenant que l’aigrette neigeuse (un héron local) est désormais une espèce menacée, elle refuse d’en arborer les plumes dans les parures de ses vêtements. La mode la suit et l’aigrette est sauvée. En 1910, sur la suggestion de Jean de Reszke, revenu en grâce après l’affaire Nellie Melba, Nordica se rend en France et réapprend, mais en français cette fois, le rôle d’Isolde qu’elle avait précédemment chanté en italien et en allemand. Elle triomphe au Palais Garnier le 19 octobre 1910, conquérant à la fois la critique et le public. Aucun déclin n’est signalé à cette époque, contrairement à ce qu’indique sa notice sur Wikipedia. Jusque-là, tout est à peu près normal…
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En 1913, elle accepte une tournée en Australie : cinq concerts à Sydney, une visite à Melbourne, quatre nouveaux concerts à Sydney. Au programme : le Miserere du Trovatore, l’entrée de Brünnhilde dans Die Walküre, « Ritorna vincitor » d’Aida, etc. C’est un triomphe. Les concerts doivent se poursuivre en Nouvelle-Zélande, puis à Java, Calcutta, Rangoon, Singapour et Hong-Kong, puis peut-être la Perse, avant de continuer sur Odessa, Moscou, Saint-Pétersbourg, Paris et Londres. C’est ma tournée ! Le programme donne le vertige. En même temps, Nordica doit faire face à l’échec de son troisième mariage. Après le dernier concert, Nordica s’évanouit et doit prendre trois semaines de repos. Alors que le Tasman doit appareiller, elle fait télégraphier au capitaine pour qu’il l’attende. Encore invalide, elle est transportée à bord du navire de la Royal Dutch Mail Ship, avec toute sa compagnie. Le bateau doit l’emmener à Java, d’où elle naviguera jusqu’en Asie pour poursuivre en Europe via le Transsibérien, de multiples engagements l’attendant sur le trajet comme on l’a vu plus haut. Mais ce retard de trois semaines va lui être fatal. Le 27 décembre, le Tasman heurte un banc de corail sur le Détroit de Torres, à mi-chemin de la pointe orientale de l’Australie et de la Nouvelle-Guinée. Il y reste encastré pendant trois jours. Nordica est victime d’hypothermie. Enfin à flot, le navire fait demi-tour et file vers Thursday Island. Nordica souffre de pneumonie et d’épuisement. Malgré un environnement hostile, elle finit par recouvrer un semblant de santé au bout de trois mois grâce aux bons soins de son pianiste (et probablement costumier puisque ce fut son emploi sur Broadway par la suite). Elle se prend d’amitié pour un jeune garçon américain (malade, il a été laissé sur l’ile par un autre navire). Il décède et elle prend en charge sa sépulture. Elle profite de sa brève amélioration de santé pour déshériter son troisième mari (George Washington Young Sr, dont nous reparlerons plus bas !), puis reprend son périple nautique, cette fois pour Batavia (aujourd’hui Jakarta) sur l’ile de Java. Après une croisière de treize jours, elle prend un peu de repos, tout en préparant une tournée de soixante concerts aux États-Unis (!). Mais le cœur cède, et à cinq heures du matin, l’intrépide soprano décède, le 10 mai 1914, à 56 ans seulement, isolée, mais avec toujours à ses côtés son fidèle accompagnateur, Romayne Simmons. Le monde lyrique perdait une artiste exceptionnelle qui n’aura pas eu le temps de passer le témoin en formant de nouvelles générations de chanteurs. Ces restes incinérés ont été rapatriés au Bayview-New York Bay Cemetery.
Lillian Nordica n’aura pas été davantage heureuse en ménage. En 1883, elle épouse le riche Frederick Gower, associé de l’inventeur du téléphone, Alexander Graham Bell. Après deux ans de vie commune, Gower décède dans un accident de montgolfière au-dessus de la Manche… pendant la procédure de divorce. Il est possible qu’il s’agisse d’un suicide, Gower ne supportant pas de voir sa femme se produire en public. Elle épouse en 1886 un ténor hongrois, Zoltan Döme, surtout intéressé par son argent (et par les autres femmes), dont elle divorce en 1903. De son dernier mari, le banquier qu’elle épouse en 1909, elle dira à ses sœurs qu’il l’a « dupée, trahie, bernée et trompée » : avant d’être déshérité, le bon Mr Young l’avait, il est vrai, allégée de la coquette somme de 400.000 $ (10 millions de dollars actuels). Pour financer ses (mauvaises) affaires, Young avait apporté la fortune de sa femme en garantie. Sur le tard, elle reconnaissait être particulièrement mal avisée dans le choix de ses maris (et de ses compagnies maritimes). En 1944, un bateau de guerre, le S.S Lillian Nordica, est toutefois baptisée en l’honneur de la première diva du continent américain. Tête de pont en Normandie et à Anvers, il terminera le conflit sans dommage.
(à suivre)