Vérone, le 5 juillet 1986. Nous avions vu la veille une représentation particulièrement électrique d’Andrea Chénier réunissant José Carreras, Montserrat Caballé et Renato Bruson. Pour cette première, Giulietta Simionato avait fait son apparition sous les applaudissements, toujours aussi élégamment habillée. Le lendemain, nous sommes encore en Prima gradinata, toujours côté jardin, secteur à l’époque non numéroté : il a fallu faire la queue plusieurs heures pour être sûr d’avoir ces places stratégiquement positionnées immédiatement au-dessus de la tribune réservées aux critiques et invités. C’est dans cette direction que les vieux routiers des arènes lancent systématiquement leurs contre-ut, et tant pis pour ceux assis côté cour. On dit aussi qu’un pan de mur, seul à subsister dans le haut de l’arène, renverrait un peu plus mieux les voix vers ces places. Et puis, on est loin des bruyants frigos. Nous attendons donc le début de ce qui se révèlera une bien décevante Fanciulla del West (précision importante pour la suite), mais heureusement, le spectacle n’est pas sur la scène : nous n’allons pas tarder à faire la connaissance d’Il Pazzo…
Qui, parmi les invités, peut bien être venu habillé d’un pantalon (trop) moulant et d’une chemise en jeans, paré d’un foulard rouge, chaussé d’une paire de Santiag, et coiffé d’un chapeau de cowboy ? Même de dos, sa chevelure, trop noire pour être naturelle, nous donne la réponse, évidente : « Oh! Franco! Buonasera! ». Radieux, Franco Bonisolli, (car c’est bien lui), se retourne et nous répond. Rapidement la conversation se poursuit en français, que le ténor possède excellemment quoiqu’avec un certain accent. Il nous appelle « les jeunes », c’est dire si ça remonte. Puis le ténor italien glisse sur l’Andrea Chénier de la veille : « Vous, lé jeunes, vous avez vou Chénier hier soir ? Vous né trouvez pas qu’il faut êtr’ oune pétite ténor (signe du pouce et de l’index se rapprochant) pour transposer le rôle ? » (nous : « Ah, oui, peut-être son dernier air ? »). « Ma non !!! Il a transposé TOUT lé rôle le pitit José !!! TOUT ! ». Le lendemain midi, nous le croisions devant l’arène : il en faisait le tour à vélo en poussant des contre-ut.
Car pour Bonisolli, il n’y pas de vrai ténor quand il n’y a pas de suraigu. A Vienne, il tient si longtemps le contre-ut final du « Di quella pira » que le rideau tombe alors qu’il le tient encore : il se fraye un passage avec son épée et termine la note devant le rideau ! Assistant à une répétition où Plácido Domingo dirigeait José Carreras (ou quelque chose du même tonneau), il aurait lancé à la cantonade : « Deux ténors, et pas un pour faire un contre ut ! ». Domingo lui aurait répondu qu’il aurait fait une carrière encore plus grande que la sienne si seulement il n’avait pas aussi mauvais caractère.
En effet, faut pas pousser Franco. A la première d’un Trovatore à Vérone, Reynald Giovaninetti en fera l’amère expérience. Cette saison-là, l’été 1985, l’Arène affichait une douzaine de ténors dans les divers ouvrages proposés : Luciano Pavarotti, Josè Carreras, Giuseppe Giacomini, Veriano Luchetti. Nicola Martinucci, Nunzio Todisco, Luis Lima, Giuliano Ciannella, Dalmacio Gonzales, Gaetano Scano, Mario Malagnini et Franco Bonisolli. Il y avait de la compétition : un combat de lions ! A la fin de l’acte III, qui se termine par le « Di quella pira » et ses contre-ut, le chef français pose la baguette, refusant de se prêter au cirque du bis bonisollien, en dépit des cris du public. Le ténor italien prend la foule à témoin mais le maestro quitte le podium. Bonisolli le rattrape à l’extrémité du plateau, qui ouvre vers les loges des artistes, juste avant qu’il ne quitte l’amphithéâtre. Et il le ramène à son pupitre, la pointe de son l’épée dans le dos, afin de lui faire diriger le bis ! On imagine le délire.
Ce n’était pas la première fois que Franco s’en prenait à un chef d’orchestre. Alors qu’il devait chanter Calaf, encore à Vérone, la question du bis quasi obligatoire de « Nessun dorma » se pose. Franco ne le sent pas et convient avec le chef, Anton Guadagno, que l’air ne sera pas répété. Quand le troisième acte de Turandot commence, Bonisolli a finalement changé d’avis, mais n’en a parlé à personne. Le public réclame le bis. Franco fait signe au chef, mais celui-ci, plutôt chétif, est bien décidé à suivre la consigne ! Après tout, peut-être le ténor veut-il se défausser sur le chef italien ? La représentation s’achève et, à sa grande surprise, Guadagno voit un Bonisolli fou de rage débarquer dans sa loge et l’agonir d’injures ! ll laissera le pauvre chef d’orchestre suspendu au crochet de son porte-manteau.
Côté cirque, on était donc souvent bien servi. Bonisolli avait pris l’habitude d’interpoler, dans la scène des énigmes de Turandot, à la place d’un contre-ut que beaucoup de ténors évitent, quatre contre ut successifs, ce qui donnait quelque chose comme : « No, no, Principessa altera ! Ti voglio arDEN-TEEE A-MORRRR ! ». Au besoin, comme dans cette extrait, il s’en prenait aux rageux du public qui n’auraient pas apprécié l’exploit. Et quand il n’est pas satisfait de son aigu, il recommence, avec ou sans orchestre, comme ici à Barcelone, à nouveau dans Il Trovatore (à écouter jusquà la fin). Ténorité oblige, Roberto Alagna reprendra cette « tradition » au cours d’une représentation à Bastille.
Dans le même ordre d’idée, on citera au passage cette anecdote au sujet du ténor américain Michele Molese, longtemps membre de la troupe du New-York City Opera où il donnait régulièrement la réplique à Beverly Sills. Dans un article du Times, le critique Harold Schonberg lui avait reproché des aigus étranglés. A l’occasion d’une représentation d’Un Ballo in maschera, le 1e novembre 1974, soirée qui suivait la publication de l’article, le ténor tint jusqu’à la conclusion d’orchestre le contre-ut qui clôt le duo avec Amelia. Devant le rideau, il fut hué par quelques admirateurs de la dame (qui elle-même ne s’était pas gênée pour tenir l’aigu plus longtemps que son partenaire lors de la représentation précédente)… et lança « Ce contre-ut pincé est dédié à M. Schonberg ». Combien de chanteurs ont dû rêver de clouer ainsi le bec à un critique sans jamais avoir osé le faire ? Julius Rudel, directeur général et chef d’orchestre principal de l’institution, déclara à la presse que le ténor ne réapparaîtrait plus sur cette scène, ce qui fut le cas… 6 ans plus tard, quand le chanteur partit s’établir en Italie pour y prendre sa retraite.
Un autre des exploits de Franco consistait à tenir la note le plus longtemps possible. Dans Tosca, par exemple, Mario dit à Angelotti qu’il le sauvera, même au prix de sa vie. Bonisolli se plaçait donc à l’opposé de son partenaire et traversait la scène en chantant « La vita mi costaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaasse, vi salverò! » (en terminant par une poignée de main vigoureuse sur « vi salverò! ».
Ses partenaires ne goûtaient pas toujours ses excentricités. Lors d’une répétition d’Aida à l’opéra de San Francisco, Bonisolli tient tellement longtemps ses aigus que sa partenaire, Leontyne Price, quitte la scène. Franco la salue d’un « Ciao, Leontyne! » auquel elle répond par « Ciao, my ass! ». Le plus étonnant reste que Bonisolli ait enregistré quelques disques en studio, absolument intègres stylistiquement, bien plus respectueux de la partition que la quasi totalité des chanteurs de sa génération.
Plutôt bien bâti, Bonisolli était fier de son physique et confiera au metteur en scène Lofti Mansouri : « Domingo a peut-être une meilleure voix que la mienne, mais mes jambes sont plus belles ». Franco était ainsi la terreur des costumières, exigeant des pantalons toujours plus serrés, destinés à mettre en valeur ses jambes, et ce qu’il y avait entre les deux. Alors qu’il tourne Manon à Genève pour une production française, il tente de remplacer un pantalon insuffisamment éloquent par des collants de danseur, mais le metteur en scène fait couper les caméras. Est-ce pour cela qu’il leur jouera un tour pendable ? Tout a été filmé à l’exception de la scène de Saint-Sulpice : Bonisolli réclame alors 150.000 francs de rallonge pour continuer. La production est obligée de s’exécuter, mais on ne l’y reprendra plus. Peut-être aussi Bonisolli cherchait-il aussi à se rassurer sur sa valeur en réclamant des cachets au niveau des plus grandes stars lyriques de l’époque ?
Les meilleurs choses ont une fin. Ainsi malmenée, la voix de Bonisolli finit par donner des signes de fatigue. Seule la teinture tient le coup. Le 23 août 2002, le ténor interprète Cavalleria rusticana dans le théâtre grec de Taormina. La mise en scène n’est pas vraiment adaptée à l’âge du ténor qui accuse désormais 65 ans (par tradition, ce n’est jamais la faute du ténor : il accuse tout et n’importe quoi, y compris son âge). Bonisolli est grimé en sosie de John Travolta, avec la même banane, paradant devant son Harley Davidson. La voix ne suit plus. Bonisolli fait arrêter le chef par deux fois. D’abord pour « Oh Lola c’hai di latte … ». Puis une deuxième fois, une troisième, pour son dernier air. Il insulte alors Corrado De Sessa à cause de ses « tempi lenti ». Le public grommelle comme un maréchal. Cette Cavalleria rusticana est effectivement pour le moins rustique… Quand en coulisse une voix crie « Hanno ammazzato compare Turiddu! » (« On a tué compère Turridu ! »), l’amphithéâtre éclate en rires et en applaudissements. Aux saluts, le ténor revient sous les huées et fait le signe des cornes au public, qui redouble de cris. Manque de bol, en cette été 2002, les chaînes de télévision n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent, et la scène passe en boucle. Depuis, ces images ont disparu d’Internet. Tant mieux, sans doute. Franco Bonisolli décède l’année suivante, 41 ans après ses débuts.
Bonisolli valait mieux que sa réputation. Sa première folie aura été d’abandonner son répertoire naturel, comme le soulignait notre confrère Julien Marion. C’était un écorché-vif, cultivé (dernièrement, il se passionnait pour les textes fondateurs des grandes civilisations), sujet à la mélancolie, toujours insatisfait. Dans sa toute dernière interview, avec le journaliste Renzo Allegri, en 2002, pour le magazine japonais Ongaku No Tomo (qui était le seul à s’être rappelé que le chanteur aurait dû fêter ses 40 ans de carrière), il confessait : « Je n’ai qu’une qualité : mon absence de modestie. Je suis un arrogant, mais c’est de la légitime défense. J’aspirais à atteindre la vérité artistique, si elle a jamais existé, et pour cela je me suis battu contre tout le monde. Je pourrais encore être sur la brèche. J’ai des qualités vocales à revendre, mais j’en ai assez de me battre contre les puissances commerciales qui imposent des artistes médiocres. Alors je préfère m’occuper de mon jardin ». Pour justifier ses exubérances vocales, il invoquait les mânes de Manuel Garcia, le père Maria Malibran et de Pauline Viardot, chanteur lui-même et rédacteur d’une célèbre méthode de chant. Garcia écrivait que dans le chant, tout est permis à des fins interprétatives. « Quand la note aiguë est en adéquation parfaite avec le contenu dramatique, le public devient fou. C’est une réaction épidermique, car même les plus ignorants ont le sens du grandiose. Je veux dire que, lorsqu’on provoque ces émotions instinctives, c’est que l’expression des sentiments est arrivée à une parfaite justesse, et que l’on a atteint la vérité artistique ».
Bonisolli évoquait aussi son enfance : « J’appartenais à une famille d’ouvriers. Nous étions alors pauvres, très pauvres. Parfois, il n’y avait rien à manger à la maison. La pauvreté, la faim, ce fut l’université de la première partie de ma vie. Et l’enfance a été une période de vraie misère. Ma mère mourut très jeune à cause de la guerre. Mon père, resté avec quatre garçon à élever, était perdu. Mais je ne me plains pas de ce que j’ai enduré. La vrai richesse d’un artiste vient de la souffrance ». Le public est cruel, en tout cas bien oublieux : Bonisolli était une authentique bête de scène, un de ces artistes qui donnent tout à leur public. Peu importe leur motivation éventuellement égotiste : avec des chanteurs de cet acabit, aucun calcul, aucun artifice (à part la teinture), on passait une soirée hors du commun… Où se cachent-ils aujourd’hui ?
(à suivre)