En attendant la production de Leonardo Garcia Alarcon et de Clément Cogitore à l’Opéra Bastille, avec une distribution plus que prometteuse, en septembre-octobre, le Festival de Beaune nous offre la version de 1761 de ces Indes galantes, l’ultime, avant que l’ouvrage sombre dans l’oubli jusque 1925. Audace, inconscience, précocité extraordinaire ? On allait écouter le premier opéra dirigé par un jeune chef, Valentin Tournet, dont l’expérience en ce domaine était forcément réduite, puisqu’âgé de 23 ans (Passion selon Saint-Jean, le Messie, des cantates…). Son ensemble a vu le jour en 2017. Les solistes, tous familiers du répertoire baroque, sont le gage du sérieux de l’entreprise.
Au sortir, on est partagé. La version retenue dérange nos habitudes, puisque, après le Prologue, nous écouterons, dans un ordre inaccoutumé, Les Incas du Pérou, Le Turc généreux, puis Les Sauvages (donc sans Les Fleurs, fête persane). Mais, n’est-ce pas sain ? Le Prologue s’ouvre avec vigueur. Cependant, le « vif », fugué, est déséquilibré dans ses entrées. Le basson goguenard paraît minuscule derrière des cordes impérieuses, les bois sont très liés, alors que l’acoustique voudrait qu’ils sur-articulent pour échapper à la bouillie de la réverbération. Il faut préciser que les conditions météorologiques ont imposé le repli de la cour des Hospices à la Basilique, moins vaste, la résonance gommant la clarté des plans, estompant tout ce qui provient du fond du podium (bois, chœurs etc.). Il est vraisemblable que les auditeurs de France Musique, qui diffusait le concert en direct, ont eu une image sonore plus lisible de la production (retransmise aussi par l’U.E.R.). L’orage éclatera précisément au moment de l’éruption, et le tonnerre ne cessera qu’après…la tempête ramiste.
Le Prologue est sauvé de son caractère relativement conventionnel par les interventions d’Ana Quintans (Hébé), de la Bellone de Luigi De Donato, et de la ravissante Julie Roset (l’Amour), cette dernière n’intervenant plus ensuite. L’entrée Les Incas du Pérou déçoit quelque peu. Alors que c’est la plus riche, musicalement et dramatiquement, avec l’éruption volcanique, la fête du Soleil, et le personnage de Huascar, on reste parfois sur sa faim. Luigi De Donato, solide basse, dont on connait les qualités, chantera encore Alvar. Il surprend par le caractère monochrome qu’il donne à son personnage. Son chant est toujours véhément, alors que Huascar, riche, complexe, appelle autant de grandeur et de noblesse que de passion. L’instrument est bien solide, mais les fréquents changements de registre gênent, par trop perceptibles. Emmanuelle de Negri, toujours égale à elle-même par ses qualités de diction, de conduite et de soutien de la phrase, par la large palette expressive, nous vaut une Phani (« Viens, Hymen ») de toute beauté, servie par l’acoustique, favorable aux petits ensembles (ici, flûte, basson, violons sans basse). Dans Le Turc généreux, Emilie n’est pas en reste et nous émeut. Les couleurs, la subtilité et la souplesse de la ligne sont admirables. Quelle plus belle leçon de diction française nous offrir que le duo des amants ? Ana Quintans, Hébé, puis Zima, à la large tessiture, est à l’aise dans tous les registres (elle ose un contre-ré insolent dans sa dernière intervention). La voix, sonore, nous ravit, chargée de séduction, conduite de façon exemplaire, avec toute la subtilité des ornements. Sans peine, malgré la puissance de l’orchestre au grand complet (« Régnez, plaisirs »), sa voix participe au finale que conclut l’extraordinaire chaconne, attendue. Philippe Talbot a la vaillance de l’émission, sa souplesse, avec une diction idéale, et, le cas échéant, un humour contagieux. Son Carlo prend une épaisseur humaine tant le chant est chargé d’expression. Le Valère qui retrouve Emilie ne l’est pas moins. Le récit « Depuis l’instant fatal », puis l’air, « Hâtez-vous de vous embarquer » témoignent de l’art consommé du ténor, comme d’une technique que l’on oublie. On le qualifierait de « grand », si cette expression n’était souvent devenue synonyme d’épanchements belcantistes ou véristes. Guillaume Andrieux remarquable voix lyrique, assortie d’une intelligibilité rare, aux aigus clairs assortis de solides graves et d’un médium sans faille, est un vrai baryton français comme on les aime. La projection et les modelés sont parfaits. Les ensembles sont pleinement aboutis (« Traversez les plus vastes mers », « Pour jamais, l’Amour nous engage », le trio final des Incas du Pérou, les nombreux duos des Sauvages) tout est remarquable.
L’orchestre surprend heureusement : la jeune formation a acquis une cohésion exemplaire, alliée à une large palette expressive. Le fruité des bois, leurs couleurs, sont estompés par leur éloignement et l’acoustique singulière du lieu. Le continuo, assuré par le violoncelle et le clavecin, se montre ductile et coloré. Les chœurs, attentifs, précis, engagés, contrastés, n’appellent que des éloges. Si leur direction se montre plus attentive que celle de l’orchestre, elle n’invite jamais aux modelés, aux tenues qu’ils observent.
C’est au tempérament des chanteurs qu’il faut attribuer pour l’essentiel, l’animation des pages vocales, bien davantage qu’à la conduite, qui, dans le meilleur des cas, se limite à donner les départs. La direction lyrique ne s’improvise pas. La gestique gauche, pauvre en expression de Valentin Tournet ne fait pas illusion. Il n’est que d’observer le maintien de Marie Van Rhijn, au clavecin, pour imaginer ce que pourrait être une conduite expressive. Le chef peine parfois à ménager les équilibres (la première intervention d’Ana Quintans, dont la puissance d’émission n’est pas en cause, est écrasée par un orchestre débridé). Les danses ont l’élégance requise, même si la grâce, la légèreté font parfois défaut, L’articulation, d’autant plus indispensable dans la réverbération de la nef, est gommée pour des phrasés délibérément lisses… Défauts de jeunesse que l’expérience aura vite fait oublier.
En bis, la Danse du grand calumet de la Paix, autre nom du célèbre Air des Sauvages, récompense les acclamations soutenues d’un public heureux.