Rendre compte d’un tel spectacle lorsqu’on chausse les lunettes de critique lyrique, est un exercice délicat, malaisé. L’univers de la comédie musicale n’est pas celui de l’opéra. Les voix sont amplifiées, comme l’orchestre, et les exigences ne se recouvrent pas toujours.
Rappelons succinctement le sujet. En 1964, Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy et Michel Legrand triomphent en salle et obtiennent la Palme d’Or au Festival de Cannes. L’histoire se déroule à Cherbourg en 1957 : Madame Emery et sa fille Geneviève tiennent une boutique de parapluies. Cette dernière aime éperdument Guy, jeune mécanicien appelé à faire son service militaire en Algérie. Il vient annoncer son départ. Les deux jeunes gens se promettent un amour éternel, mais la vie va en décider autrement…
© Gaël Bros
S’il a laissé nombre d’œuvres « classiques », Michel Legrand n’a jamais touché à l’opéra. Manque de confiance, de temps ? Comment ne pas le regretter à la sortie de cette transcription lyrique des Parapluies de Cherbourg ? La musique « classique » tout autant que le jazz infusent son écriture. Le prodigieux inventeur de mélodies – « enfant caché de Fauré et de Gershwin » (Eric-Emmanuel Schmitt) – le formidable arrangeur, orchestrateur (3 Oscars, jamais le moindre César) disparu récemment, nous lègue bien des trésors, succès impur des musiques écrites dans l’instant, pour certains.
Le film trouve ici sa traduction scénique fidèle, fruit de l’adaptation de Patrick Leterme, qui dirige ce soir son ensemble Candide Orchestra. La réalisation, belge, mobilise une équipe jeune dont les parcours individuels ressemblent étrangement aux voies empruntées par Michel Legrand. La musique « classique » s’y marie au jazz, à la chanson, à la comédie musicale, à la danse. Les polyvalences sont nombreuses et participent à l’esprit du spectacle : comme il se doit, les comédiens chantent, les chanteurs sont de bons comédiens, et se joignent parfois aux danseurs.
La mise en scène – modestement nommée « mise en espace » – ne vise rien d’autre que de servir l’histoire comme la musique, et de transmettre l’émotion, ce qu’elle réalise parfaitement. Un dispositif ingénieux, partageant l’espace scénique en quatre, ou en deux, dans des formats variés, avec l’illusion de gros plans lorsque le cadre se resserre, autorise des séquences brèves, à un rythme soutenu, procédés on ne peut plus cinématographiques. C’est une symphonie de couleurs, souvent crues, délibérément datées. L’usage qui en est fait participe à l’unité et au climat dramatique : rouge le temps de la passion, vert pour celui des tourments et de la trahison, bleu pour la nostalgie et la consolation, le blues. Les chorégraphies sont inventives et leur illustration est toujours un régal, des mécanos, collègues de Guy, aux ébats des filles à matelots. La scène du mariage, en blanc, de Geneviève enceinte jusqu’aux yeux, sur une musique qui parodie avec humour la pompe baroque française, est une réussite singulière. La lecture silencieuse des deux lettres (de Guy, puis de Roland) par Geneviève, le texte étant chanté par leurs auteurs, dont l’image apparaît derrière la jeune fille, n’est pas moins achevée. Ni pathos, ni mièvrerie, le sujet (la guerre d’Algérie et la vie des appelés du contingent) ne s’y prête pas. L’émotion, la tendresse, la pudeur sans pudibonderie, sont de rigueur.
La chanson de Geneviève est dans toutes les oreilles, fil conducteur de l’ouvrage, qui pare la mélodie d’habits renouvelés. Le finale, chanté en polyphonie par tous les acteurs, est repris avec bonheur par un public ému et conquis, et restera longtemps encore en mémoire. Seul petit regret, l’inégalité vocale des interprètes. Jasmine Roy (Madame Emery), Marie-Catherine Baclin (Tante Elise) sont d’authentiques chanteuses, voix timbrées, chaleureuses, articulation parfaite. Les voix d’hommes ne comportent aucune faiblesse. Gaétan Borg, ténor, campe un Guy parfaitement convaincant, excellent comédien de surcroît, tout comme les barytons Grégory Benchenafi (Roland Cassard) et Franck Vincent (Monsieur Dubourg). Geneviève, que chante Camille Nicolas, ne singe jamais Catherine Deneuve, mais n’a pas la voix de Danielle Licari, qui lui prêtait la sienne. Dès qu’elle force, elle se fait nasale, ingrate. Il en va de même pour Madeleine (Julie Wingens), jolie voix qui perd ses qualités de fraîcheur pour se faire acide, pointue dès qu’elle projette. Mais ne boudons pas notre bonheur : l’ensemble est réjouissant et l’on sort conquis. D’autant que l’orchestre de solistes se prête avec vigueur et souplesse à la direction inspirée et attentive de Patrick Leterme, à qui l’on doit les arrangements.
17 musiciens en fosse, tous solistes, autant de chanteurs-comédiens-danseurs en scène, voilà une réalisation exemplaire pour un budget modeste, à laquelle on souhaite la plus large diffusion.