Cette production, différée par la pandémie, fait suite à La prise de Troie, que la même équipe avait donnée ici-même il y a deux ans. La formule initiée en 2010, de recruter dans toute l’Europe de jeunes musiciens pour entourer ceux de l’orchestre Les Siècles, jouant sur instruments d’époque, a fait ses preuves. Elle est heureusement reconduite, et il faut commencer par exprimer notre profonde admiration pour le travail accompli sous la direction de François-Xavier Roth : l‘approfondissement a porté ses fruits. Exemples un peu dérisoires parmi de très nombreux, telle formule d’accompagnement confiée à quelques instruments, parfois réduite à une lecture banale, voire scolaire, trouve ici un modelé expressif remarquable. Ainsi les équilibres subtils permettant une constante clarté, ainsi la précision des attaques de la petite harmonie… la liste des motifs de satisfaction serait longue. La puissance tellurique, la délicatesse, la tendresse sans mièvrerie, les couleurs, les phrasés, tout est là, à l’égal des plus grands. Les pages purement instrumentales (le défilé des corps de métiers, Chasse royale et orage, la Marche troyenne, les trois ballets orientaux…) sont autant de réussites. Mais c’est encore dans la trame de l’accompagnement que l’on mesure le caractère exceptionnel de la prestation.
L’acte III, sur lequel s’ouvre « Les Troyens à Carthage », est précédé du Lamento et du rappel de l’action précédente par le rapsode (Eric Génovèse). Le ton est donné. La direction imprimée à tous est inspirée, précise et efficace. Il en ira de même tout au long de cette mémorable soirée. Faute de pouvoir commenter la réalisation pièce par pièce, contentons-nous d’en dire la force et l’émotion. Seules les femmes sont costumées (magnifique Didon, de vert s’accordant idéalement à sa chevelure, Anna en tunique rouge, et Ascagne, le fils d’Enée, en chemisier et pantalon noir) pour cette version de concert. Quelques gestes – vrais – comme les regards suffisent à traduire les sentiments. L’orchestre s’offre à nous, des quatre harpes aux deux ophicléides et sept trombones, immense décor vivant de plus de cent musiciens. L’absence de fosse le contraindra à des exploits dynamiques pour ne pas couvrir les voix. Autre singularité de la production iséroise : les bâtiments qui encadrent la cour du Château Louis XI autorisent de brefs et bienvenus effets de spatialisation, d’une remarquable précision malgré l’éloignement considérable des vents et des percussions qui y participent. Le chœur, fort de plus de cent voix, associe celui de l’Orchestre de Paris à celui du Forum national de la musique de Wroclaw. Sa préparation, intensive, l’a conduit à une qualité musicale rare : des formidables tutti projetés aux interjections, aux polyphonies allégées, aux fugatos, c’est toujours un bonheur.
Quant à la distribution, superbe, elle est de très haut niveau, et vaut autant par les qualités de chacun que par l’entente qui règne entre les solistes. Après sa Cassandre en 2019, Isabelle Druet nous offre une Didon volontaire, tendre et douloureuse. Les qualités expressives, la diction s’ajoutent à celle de la voix, souple, longue, ample et chaude, propre à porter l’émotion, de la séduction à l’ivresse et à la mort. Toujours noble, incertaine, aimante, passionnée, furieuse, résignée puis transfigurée et imprécatrice, toutes les étapes de la progression sont illustrées avec maestria. Aucune défaillance, et des sommets (son duo progressivement fusionnel avec Enée « Nuit d’ivresse et d’extase infinie», puis « Errante sur tes pas », avant la fin, déchirante), nous avons affaire à une Didon d’exception. Très rare en France, Marc [Mirko] Roschkowski, est manifestement berliozien par sa fidélité au compositeur et par son regard sur tout l’œuvre vocal (outre les Troyens, Benvenuto, le Requiem, le Te Deum, il chantait Enée dès 2007, avant de l’incarner, il y a deux ans, dans la Prise de Troie, ici même, sous la direction de François Xavier Roth). « Reine, je suis Enée », son récit de la chute de Troie et du sort d’Andromaque, sa résignation douloureuse après que Mercure lui impose de poursuivre vers l’Italie, son déchirement sincère sont traduits de façon admirable, le contre-ut n’étant qu’une (belle) cerise sur le gâteau. La voix est souple, ample et claire, sans jamais le moindre histrionisme : Enée, fils de Vénus, n’est pas un simple guerrier. L’intelligibilité est constante, rien ne laisse supposer que c’est Outre-Rhin qu’il construit sa carrière, avec un très large répertoire. Que ne l’entend-on davantage chez nous ? Delphine Haidan, mezzo sombre, chante Anna, la sœur qui participe à l’union du couple. Si son duo avec Didon peut laisser perplexe, la cavatine « Vaine terreur » suffit à nous convaincre de ses capacités. Les interventions d’Héloïse Mas (Ascagne) sont limitées, les qualités de son chant et de son expression dramatique, exceptionnelles, assorties du timbre le plus séduisant font l’unanimité. « Auguste reine », avec l’humilité d’un adolescent, assortie de la force du fils du héros, est un modèle. Une future Didon, sans aucun doute, que cette troisième mezzo de l’ouvrage. On ne présente plus Vincent Le Texier, qui chante Narbal, ni Julien Dran (Iopas), ni François Lis (Panthée). Narbal, le ministre entièrement dévoué sans jamais se montrer courtisan, lucide et sévère observateur, est fort bien campé. La voix est toujours aussi sonore, timbrée et éloquente. On pourrait sans peine appliquer les mêmes qualificatifs aux voix bien françaises de notre ténor et de notre basse. Hylas, le jeune matelot phrygien, est confié à François Rougier. Il donne à sa chanson, qui ouvre le dernier acte, cette simplicité juvénile et cette justesse expressive propre à chaque couplet. Les sentinelles, qui apportent dans leur duo une note comique bienvenue, permettent un moment de sourire avant le cataclysme attendu. Thomas Dollé et Damien Pass (chacun intervenant en outre pour de petits rôles supplémentaires) trouvent le ton le plus juste pour évoquer leurs amours locaux et traduire la faiblesse de caractère de ces anti-héros. Autant les deux duos de Didon et d’Enée étaient fusionnel, pour le premier, puis tourmenté, autant les ensembles (le quintette, le septuor) ne sont pas la simple addition des talents de chacune et de chacun, mais la synthèse réussie d’une expression musicale et dramatique exemplaire.
Solistes, chanteurs du chœur, instrumentistes, portés d‘un même élan par la direction magistrale et flamboyante de François-Xavier Roth, chacun aura donné le meilleur de lui-même pour réaliser ce miraculeux partage d’une émotion permanente. Alors que les micros sont parfois installés pour des productions bâclées, dépourvues d’intérêt, comment n’être pas triste à la pensée qu’aucun témoignage sonore de ce moment exceptionnel ne sera transmis ?
Le public ne s’y est pas trompé, se levant d’un bloc, qui durant plus de dix minutes (*) va acclamer les artisans de cette extraordinaire réussite.
(*) que le chef et les artistes auraient pu prolonger à loisir : les solistes femmes sortaient lorsque les bouquets leurs étaient remis. On n’avait pas vu passer les quatre heures…