La vie des arts de la scène ayant été mise entre parenthèses par le Coronavirus, la rédaction de Forumopera.com vous propose – en attendant le retour des artistes in situ – quelques comptes rendus de créations mondiales historiques. Ceux-ci sont des travaux d’imagination et de projection, bien sûr – car généralement, nous n’y étions pas – mais ils vous permettront de humer l’ambiance des créations au temps de Mozart, de Rossini ou de Verdi.
Qu’il est difficile de se déplacer dans Paris en ce moment, avec ces travaux entrepris par Monsieur Haussmann ! Si ça continue nous allons nous mettre au vélocipède. Il paraît que l’invention est en train de séduire la Cour et permettrait des déplacements plus rapides…
Enfin, nous avons quand même pu arriver, mercredi dernier, 4 novembre (1863) au Théâtre Lyrique. Ce n’est pas le Théâtre Lyrique que certains ont connu au boulevard du Temple et qui a été détruit pour que M. Haussmann puisse y aménager une nouvelle place. (1) C’est le nouveau bâtiment qui a été construit pour le remplacer, place du Châtelet, et qui est toujours dirigé par M. Léon Carvalho.
Nous y avons vu les Troyens de M. Berlioz. D’aucuns pensent que ce musicien, dont la renommée de chef d’orchestre se répand jusqu’en Russie, pourrait rivaliser avec ce compositeur dont l’étoile monte en Allemagne : Richard Wagner. On n’a pas oublié le scandale provoqué il y a deux ans par son Tannhäuser à Paris.
Les Troyens sont bien sûr inspirés de l’Enéide de Virgile et de la dramatique histoire d’amour entre Didon et Enée. L’opéra comprend cinq actes mais M. Carvalho a décidé de ne représenter que les trois derniers sous le titre Les Troyens à Carthage .
Hélas, malgré son raccourcissement, le spectacle a été insuffisamment préparé. La scène était trop petite pour contenir les scènes de foule, les décors étaient trop nombreux, la machinerie trop lourde. Nous avons dû attendre près… d’une heure à l’entracte pour que le décor suivant soit mis en place.
Les chanteurs donnaient l’impression de ne pas savoir comment se déplacer. Il est vrai que ce n’était pas de grands artistes. Connaissiez-vous Jules-Sébastien Monjauze qui chantait Enée ou Anne-Arsène Charton-Demeur qui incarnait Didon ? Il nous étonnerait qu’ils deviennent un jour célèbres ! Le chef était l’habile chef-maison, Adolphe Deloffre.
Dans la musique de M. Berlioz, il y a à la fois du classicisme, certaines pages rappelant du Glück, et du modernisme, d’autres étant fiévreuses de romantisme.
Nous avons vibré lors du duo d’amour entre Didon et Enée (« Nuit d’ivresse, nuit d’extase »), ou bien lorsqu’Enée a chanté son air d’adieu à Didon (« A toi mon âme, digne de ton pardon je pars ») ou encore lors du magnifique quintette du 4e acte.
Notre confrère du Ménestrel, Gasparini, nous a dit qu’il considère cette œuvre comme « l’une des plus importantes du siècle ». Notre confrère du Figaro, Bertrand Jouvin, lui, n’a pas supporté les « affreuses dissonances » de la « chasse royale » au début du 4e acte. Il est vrai que l’harmonisation et l’orchestration de M. Berlioz y sont d’un audacieux modernisme.
Hector Berlioz
Nous avons pu rapidement interviewer le compositeur à la sortie. Il était hirsute, en colère : « La scène de la chasse a été pitoyablement mise en scène. On ne m’a accordé qu’une toile peinte alors que je souhaitais une vraie cascade. Pour les satyres j’ai eu droit à des enfants que les pompiers ont empêché de tenir des torches enflammées. J’aurais voulu que les choristes traversent la scène en criant « Italie », alors qu’elles ont dû rester en coulisses. Quant à la foudre, on l’entendait à peine, bien que l’orchestre fût maigre et sans énergie » (2).
Le public a visiblement compris que, malgré les insuffisances du spectacle, il tenait là une grande œuvre. Il a beaucoup applaudi le compositeur. C’est ce qu’on appelle un « public intelligent » ! Cela existe…
(1) Place de la République.
(2) D’après les Mémoires de Berlioz.