Dûment salués par Christophe Rizoud lors des représentations de concert de Strasbourg, voici ces Troyens à l’épreuve du disque. Au miroir grossissant de l’enregistrement, cette performance allait-elle décevoir ? Le contraire se produit : se révèle ici un sens démiurgique de l’architecture de l’œuvre et de sa signification qui emporte la conviction.
L’on a connu des Troyens épiques, des Troyens romantiques, des Troyens lyriques, mais a-t-on jamais à ce point connu des Troyens tragiques ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici. Dans cette œuvre profuse, dont la complétude ici est parfaite, l’intérêt peut parfois se relâcher tant y abondent les moments qui semblent de transition entre deux pages de haute tenue.
Notre attention, John Nelson et ses forces la mobilisent du début à la fin et nous n’avons de cesse d’avancer avec lui dans l’approfondissement tant il nous semble qu’à chaque détour nous trouverons du nouveau. Ce n’est pas tant l’action du reste ici qui nous retient (on la sait disparate), que l’intensité de personnages qui tous semblent brûler d’une flamme intérieure. Berlioz, bien qu’il revendiquât le Grand Opéra, n’a pas écrit des rôles hors format. Il n’a aucunement cherché l’exploit vocal. Il a bien plutôt concentré son travail sur la vérité ardente de l’affect. Il fallait de l’audace pour réunir sur ce plateau des voix qui se sont fait connaître très largement non chez Wagner ni même chez Massenet, mais bien chez Rossini – Spyres, Lemieux, DiDonato, Crebassa. Il y a là un retour aux sources subtil et plein de sens. Car ce que porte Berlioz, ce n’est pas une vocalité dopée aux amphétamines, mais un sens profond de l’expression dont Rossini avait, dans sa veine seria, réinventé le code.
Encore ce pari-là devait-il pour l’emporter aller au bout de sa promesse. Et pour cela investir pleinement, radicalement, l’expression, c’est-à-dire la langue. Et c’est là que cet enregistrement convainc et même conquiert. Car il n’est pas un chanteur ici qui n’ait pénétré la partition dans ses tréfonds expressifs. Il n’est pas un chanteur qui n’ait cherché dans le fini du mot la quintessence de la signification. On se prend souvent à se demander au cours de cette écoute quel philtre Nelson a infusé à ses artistes pour que la plénitude du mot français soit ainsi restituée, non dans quelque mimétisme scolaire, avec le sérieux et la gravité des vrais tragédiens.
Tout à fait hors catégorie à cet égard est Michael Spyres. Son Enée, malgré une émission légèrement nasale, dompte le verbe berliozien et la ligne vocale qui lui est impartie avec une noblesse de ton et une véhémence sans pareilles. Sans entrer dans un détail fastidieux, on s’étonne de l’intention à la fois précise et nuancée dont il investit chaque mot, parfois le temps d’une syllabe, d’une accentuation légère, d’une coloration fugace. Dans l’interview récemment accordée à Forum Opéra, le ténor indique avoir beaucoup écouté les ténors français du passé. Et en effet il y a dans son chant quelque chose de suranné, de délicieusement désuet, qui montre simplement que l’on peut encore chanter ainsi au XXIe siècle sans paraître affecté ni hors de propos, parce qu’en réalité le style lui-même n’est pas périssable. Ce sont nos habitudes d’écoute qui sont changeantes et capricieuses, mais la permanence du style s’impose à nous avec une force que ne devraient pas redouter les artistes craignant de sonner « à l’ancienne ». Dans le même esprit, les couplets de Iopas (Cyrille Dubois) et les interventions de Marianne Crebassa sont merveilleux.
Dans le rôle de Chorèbe où l’on peut avoir entendu les meilleurs des barytons, Stéphane Degout est sidérant. Le timbre, le souffle, la brûlure – tout compose un Chorèbe d’une urgence et d’une humanité qui trouve dans la perfection d’une ligne vocale à la fois finement ciselée et parfaitement liée la ressource d’une incarnation éminente. C’est dans le même esprit que Marie-Nicole Lemieux aborde Cassandre, avec cette énergie noire et cette densité sans partage, sans concession. Vocalement, elle est parfois sollicitée au-delà du raisonnable, mais elle donne à son personnage quelque chose de marmoréen, comme une rage contenue et affleurante qu’on n’oubliera pas.
Très attendue était naturellement la Didon de Joyce DiDonato. Sans avoir le fini verbal de ses comparses, sans avoir non plus tout à fait leur haute tenue, leur drapé, elle est une Didon qui ferait fondre les marbres de Carthage. Elle n’est point l’égérie amère que souvent on entendit dans ces pages mais la femme que surprend le destin, et qui s’y livre, et qui s’y consume. Ce personnage vit, varie, existe – bref, s’impose.
Il faudrait citer bien entendu des seconds rôles qui sont mieux que des utilités et qui tous tiennent leur rang avec exigence. Ne mentionnons, quitte à être injuste, que le Panthée de Philippe Sly, sorte de Kurwenal éperdu et le Narbal adamantin de Nicolas Courjal.
Rien de tout cela ne serait possible sans la main de John Nelson. Il semble impensable qu’il n’ait pas lui-même pesé au trébuchet ses solistes. L’alliage subtil de leurs timbres, l’homogénéité de leur parlure, leur investissement complet dans leurs rôles est le fait d’un maître tirant de ses équipes le meilleur, et surtout une cohésion qui fait le prix de cet enregistrement. On retrouve cette conception organique dans la façon dont il fait sonner l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, tantôt avec une transparence toute rossinienne, tantôt avec une langueur plus digne des années 1850, mais toujours avec une pulsation vivace, une perception alerte du drame qui se joue à chaque instant. Les Chœurs mobilisés pour l’occasion ont à cet égard un rôle essentiel et savent troquer contre l’intensité la tentation du fracas.
Il y a dans cette conception des Troyens une noblesse de ton, une hauteur de vue, qui font de tout le drame une machine implacable, où le temps nous précipite vers le désastre. Aucun geste ici ne vient troubler cette course vers l’accomplissement du destin. Rien ne vient dulcifier le propos. Tout ici est ardent. Grand. Tragique.
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