Lorsqu’à la fin du XVIIe siècle, la France peinait toujours à trouver un successeur au tandem formé par Lully et Quinault, elle voulut voir en Campra son nouveau génie. Mais génie musical seulement pour cette Europe Galante, qui lança le genre de l’opéra-ballet, car on ne peut pas dire que le livret soit mémorable. Voulu comme un tour d’Europe de l’art d’aimer, la France, l’Espagne, l’Italie et la Turquie voient s’enchainer les mêmes platitudes et les mêmes maladroites imitations du modèle précédent. La musique justifie-t-elle vraiment le succès incomparable que connut l’œuvre durant tout le siècle suivant ? Osons le dire, pas vraiment ; à nos oreilles modernes du moins. Car de Campra, on connait des opéra-ballets plus brillants (Les Fêtes vénitiennes par exemple), et surtout Rameau est venu transformer l’essai du genre. Pas tant dans Les Indes Galantes d’ailleurs qui souffrent de la même irrégularité musicale et pauvreté de livret, que dans Les Fêtes d’Hébé.
Mais, trêve de sévérité, Il y a tout de même beaucoup de passages à sauver dans cette Europe Galante. Si, comme pour l’actuel concours de l’Eurovision, le style est assez constant, Campra truffe tout de même chaque acte de morceaux folkloriques locaux : les airs en espagnol, puis en italien puis le chœur en sabir méditerranéen à défaut de turc. C’est d’ailleurs ce dernier et ses volutes arabisantes qui séduisent le plus, avec les très beaux airs ensommeillés du ténor puis du baryton au crépuscule espagnol. Ironie, ces deux numéros sont des hommages appuyés à Lully (turquerie du Bourgeois gentilhomme et air du sommeil d’Atys). Le reste de l’œuvre est plus convenu, très agréable mais rien d’impérissable. On notera tout de même la grande richesse des percussions : enclume dès le prologue (bien avant Verdi dans Le Trouvère !), castagnettes, tambourin, tambour, grelots, pas étonnant que l’on a fait appel à une spécialiste comme Marie-Ange Petit pour gérer tout cet attirail ! Contrairement à ce qui est annoncé au public, l’enregistrement sur le vif réalisé ce soir-là n’est pas vraiment la première intégrale : d’abord parce que Marc Minkowski l’a déjà fait en 1993 (même malgré lui, c’est une publication pirate) et ensuite parce que l’air de Vénus à la fin du Prologue a été coupé (mais peut-être sera-t-il enregistré à posteriori). Etonnamment, l’air de la bergère française passe au berger et l’air espagnol de la Troisième entrée est déplacé en début de séquence. L’œuvre a connu tellement de reprises que le livret fourni dans le programme de salle n’est peut-être pas exactement celui de la partition originale.
Pour défendre les couleurs de ces différentes nations, on peut se réjouir d’entendre un orchestre si consistant, mais qui a sans doute manqué de répétitions. Les Nouveaux Caractères nous avaient habitués à mieux : les attaques sont souvent molles, les violons ont quelques problèmes d’unisson et les vents manquent parfois de justesse. Heureusement le rythme est toujours soigné, en grande partie grâce à l’énergie que le très agité chef, Sébastien d’Hérin, insuffle en permanence à son ensemble.
De plus, nous pouvons compter ce soir sur un excellent chœur, toujours compréhensible et dont la souplesse fait merveille dans les morceaux les plus dynamiques. Certains solistes en sortent régulièrement et on remarque particulièrement le superbe et très en verve ténor, Romain Champion. Tous font preuve d’un remarquable sens de la danse qui manque un peu alentour.
Chez Heather Newhouse d’abord. Elle est certes très soucieuse des consonnes mais beaucoup moins des accents toniques, ce qui la rend très peu intelligible, surtout dans les airs, car l’écriture des récitatifs la guide davantage. La voix nous semble ce soir assez sèche et bizarrement projetée. Caroline Mutel ensuite déçoit en Vénus : sa voix peu colorée s’accommode mal des formes de la déesse de l’amour. Manquant de chair et d’ambitus son souci méticuleux d’articulation entre en conflit avec la musicalité de la ligne de chant. Par contre les accents outragés de l’italienne et de la turque lui vont à ravir et tous les défauts précédemment cités disparaissent. La statue parnassienne nous laissait de marbre, les femmes de chair et de sang brulent les planches.
Avec Anders J. Dahlin on retrouve un timbre et une allure éternellement juvéniles, un style impeccable et une grande délicatesse de phrasé. Mais à part chez les espagnols, il n’est ce soir pas très inspiré, et l’Italie le voit aussi scolaire que peu concerné. C’est encore plus flagrant si on le compare à Nicolas Courjal qui caracole autrement. Il joue de ses graves caverneux et très sonores sans jamais sacrifier la prononciation et fait preuve d’un entrain scénique aussi gourmand que ses personnages sont libidineux.
L’étoile de la soirée, c’est comme souvent Isabelle Druet : même lorsqu’elle ne chante pas, elle capte l’attention (les grimaces de la Discorde, l’embuscade de Doris), et dès qu’elle ouvre la bouche, c’est l’évidence même de tout ce répertoire. Diseuse impayable, évoluant avec virtuosité sur la frontière entre le parlé et le chanté, sachant aussi bien donner dans le grotesque qu’émouvoir par la sincérité de sa tristesse amoureuse. Celle qui n’était que Zaïde sur cette même scène en 2005 devient ce soir la reine des métamorphoses.