Créé à la Maison de la Culture d’Amiens puis repris à Paris (Bouffes du Nord) en début d’année, le nouveau spectacle conçu par Benjamin Lazar et Geoffroy Jourdain autour de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre était cette semaine à l’affiche du Théâtre de Liège pour quatre représentations. Il faut préciser que les décors et costumes imaginés par Adeline Caron et Julia Brochier ont été réalisés dans ses ateliers, l’institution liégeoise coproduisant ce projet dont, avouons-le, il nous a semblé difficile de rendre avec des mots l’irréductible singularité.
Une dizaine de jeunes nobles (cinq hommes et cinq femmes) que les intempéries bloquent dans une abbaye des Pyrénées où ils se sont réfugiés, décident de passer le temps en lisant les Saintes Ecritures mais aussi en racontant chacun une histoire par jour, des faits véritables dont l’amour s’avère le fil rouge. Bien que Marguerite de Navarre s’inspire de Boccace, dont elle a fait traduire en français Le Décaméron, les ressemblances entre leurs œuvres sont essentiellement formelles. Au fil de ces contes parfois très cruels, traversés par la violence du désir mais où la grivoiserie côtoie aussi le platonisme le plus pur, la sœur de François Ier s’inscrit également dans le sillage de Christine de Pisan et réhabilite la femme en se distanciant de la tradition courtoise, puisqu’elle se révèle ici l’égale de l’homme en vice comme en vertu, d’aucuns voyant même dans l’auteur de L’Heptaméron une figure majeure du « proto-féminisme ».
Si la plus mystique des reines ne prétend pas édifier ses lecteurs et ne donne pas dans le moralisme, chaque nouvelle est néanmoins suivie d’un débat moral entre les protagonistes (les « devisants »), qui ont des positions très tranchées et souvent inconciliables (l’Heptaméron se démarque ici nettement du Décaméron). Dans les cinq nouvelles qu’il a retenues, Benjamin Lazar élude ces commentaires au profit d’une transposition originale et hardie. « Ces récits de la chambre obscure, explique le metteur en scène, s’inspirent de la situation de ces conteurs pour créer un espace à la frontière de plusieurs mondes et de plusieurs époques. La scène évoque la chambre obscure du peintre mais aussi celle de l’imagination et de la mémoire. C’est une chambre d’échos où se mêlent et se répondent les écrits de Marguerite de Navarre, une histoire du Décaméron, des récits actuels et des madrigaux italiens. » L’assemblage paraît curieux et fait craindre un manteau d’Arlequin, or une fluidité relativement harmonieuse voit le jour au cœur de cette tapisserie chamarrée que les artistes tissent en inventant leur langage, véritable métissage d’images, de musique, de texte déclamé mais aussi d’idiomes. Benjamin Lazar a invité les acteurs à imiter les héros de L’Heptaméron et à puiser dans leur propre vie sentimentale la matière d’histoires vraies. L’irruption d’un personnage contemporain, campé par Geoffrey Carey, alors que vient à peine de commencer le récit du muletier lubrique, a de quoi désarçonner, mais ses anecdotes, savoureuses et poétiques jusque dans leur drôlerie, comme sa narration enjouée et rehaussée d’un irrésistible accent anglais ménagent des touches de légèreté salutaires au sein de la noirceur qui prévaut dans les récits de Boccace et Marguerite de Navarre choisis par Benjamin Lazar.
L’Heptaméron © Simon Gosselin
« Tu as aimé ? » lance une spectatrice à sa voisine. « Oui, c’est très beau, mais je n’ai pas tout compris ». Nous non plus, mais précisément, quelle sensation délicieuse de mettre en sourdine la raison raisonnante et de s’abandonner à la performance des acteurs, de se laisse ravir et emporter par la gestuelle et les intonations si vivaces, si puissamment suggestives de Michiko Takahashi dans son monologue donné en japonais. Qu’importe si le sens de ses paroles nous échappe comme celui des répliques de Luanda Siqueira en portugais brésilien ou d’autres bribes fébrilement chuchotées en anglais. Rien n’est plus limpide, en revanche, que la déclamation de Fanny Blondeau et de Malo de la Tullaye, orateurs exemplaires de sobriété. Chanteurs et acteurs ont en commun la même présence au texte, naturelle et d’une imparable justesse. L’implication totale des Cris de Paris dans le spectacle, où ils sont acteurs autant que chanteurs, semble avoir libéré leur chant et les madrigaux y gagnent un impact, une immédiateté inédite. Nous retrouvons quelques belles individualités déjà entendues avec d’autres formations et sur d’autres productions comme la basse Virgile Ancely, le ténor aigu Stéphen Collardelle ou le soprano Luanda Siqueira, mais tous méritent d’être cités : Anne-Lou Bissières, Marie Picaut, William Shelton, Ryan Veillet et l’étonnante Michiko Takahashi, dont nous avons déjà évoqué le numéro d’actrice.
Certes, Geoffroy Jourdain a choisi la crème du genre, du Mentre vaga Angioletta de Monteverdi murmuré et irréel sur lequel s’ouvre la représentation jusqu’au déchirant Mercè ! grido piangendo de Gesualdo à la fin, en passant par d’autres chefs-d’œuvre de Marenzio ou du divin Claudio, mais encore fallait-il identifier et oser isoler le fragment idoine, en arranger d’autres, les doter d’un accompagnement instrumental et réussir à les insérer dans la trame du spectacle. Geoffroy Jourdain explore plusieurs formules et la greffe prend à chaque fois, le miracle – le terme n’est pas trop fort – se renouvelle et la symbiose est totale : que le madrigal succède au récit parlé dans un fondu enchainé ou qu’il s’y superpose brièvement, il fait partie intégrante du discours comme si les personnages des nouvelles s’épanchaient eux-mêmes. L’acoustique propice de la Salle de la Grande Main permet à l’auditeur de goûter l’affolante sensualité des frottements harmoniques et la douceur inouïe des piani où les chantres semblent respirer dans un même souffle. A ce degré d’accomplissement, nous ne sommes plus surpris de les voir s’emparer d’un violon ou d’une guitare et même la présence d’un mélodica ne nous choque guère. Qu’il est bon d’oublier les dogmes et de lâcher les amarres !