En 1994, mélomane en culottes courtes avide de nouvelles expériences lyriques (ce qui n’a pas changé depuis), nous découvrions subjugué, des hauteurs de la salle Favart, un jeune ténor chanter, dans Roméo et Juliette de Gounod, « Ah, lève-toi soleil » comme jamais nous aurions soupçonné qu’il était possible de le chanter. La lumière, la diction, le phrasé, la jeunesse… Nous devions comprendre ensuite qu’il était vain d’analyser ce que nous avions ressenti. Les multiples raisons identifiées, développées et mises bout à bout, ne pouvaient expliquer ce qu’un seul mot suffit à résumer : la grâce.
Pour retrouver – ou connaître à son tour – cette émotion rare, ce sont les portes d’Elephant Paname qu’il fallait pousser plus de vingt ans après. Au cœur d’un Instant lyrique partagé entre mélodies et opéra, Benjamin Bernheim y interprétait la cavatine de Roméo. Les conditions évidemment ne sont pas les mêmes : ni orchestre, ni décor, ni costumes, ni partenaires, ni premier acte pour entrer dans le personnage. Le chanteur est seul et l’on sent derrière chaque note la prise de risque, et derrière chaque prise de risque l’appréhension. Pourtant, la prononciation parfaite, la déclamation naturelle sans rien d’outré ou d’affecté, la poésie, la clarté, l’évidence… De nouveau, la grâce.
Né en France, élève du Conservatoire de Lausanne, membre depuis plusieurs années de la troupe et résident de l’Opernhaus de Zurich, Benjamin Bernheim a attendu Capriccio la saison dernière pour que Paris se penche sur son berceau (Jean-Michel Dhuez lui avait alors consacré un de ses « cinq minutes »). Fût-il le mieux chanté du monde, Flamand dans l’opéra de Strauss n’est pas un rôle propre à attirer le feu des projecteurs. Le ténor devrait revenir l’année prochaine. Patience…
En attendant, Des Grieux dans Manon de Massenet tient les promesses de Roméo : l’articulation du français – la satisfaction que l’on éprouve à comprendre chaque mot et à entendre prononcer chaque phonème comme il doit l’être (« fuyez » par exemple et non « fouillez », douces images) – ; la noblesse du ton et conjoint à cette noblesse un maintien qui rappelle rien moins que Georges Thill. Benjamin Bernheim possède parallèlement à cette émission d’une probité toute française, une quinte aiguë rayonnante et un usage assumé de la voix de tête. Trop peut-être, si les sons se mixaient davantage, c’est le velours d’Alain Vanzo qu’il nous donnerait à caresser.
« In fernem land » et « kuda kuda », offerts en bis, confirment ces impressions. Quand bien même le texte ne soit plus en français mais en allemand et en russe, l’évidence demeure, avec toujours pour limite des registres trop disjoints. On aurait aimé l’entendre chanter l’italien – Rodolfo dans La Bohème qu’il interprètera à Dresde début décembre – pour éprouver les vertus de son chant dans la langue maternelle de l’opéra. I Pastori, mélodie contemplative du compositeur Ildebrando Pizzetti (1880-1968), ne permet pas assez d’en apprécier la lumière transalpine.
Duparc auparavant aurait voulu ne pas être abordé en début de récital ou du moins ne pas être confronté trop rapidement à un autre répertoire. Bien que porté par une déclamation idéale, le contraste entre l’intimité du genre mélodique et l’extraversion théâtrale de l’opéra s’avère trop marqué pour que les deux soient enchaînés sans que le second ne fasse de l’ombre au premier. Au piano, Antoine Palloc, rejoint par la violoncelliste Camille Thomas en fin de récital dans l’air de Lenski, est un accompagnateur précieux que le lyrisme généreux du programme tend à éclipser. Au fait, le nom, alors peu connu, du jeune ténor qui chantait Roméo en 1994 à l’Opéra-Comique : Roberto Alagna.