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Lise Davidsen : « Je ne me suis pas réveillée un beau matin en soprano wagnérienne »

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Interview
26 mars 2021
Lise Davidsen : « Je ne me suis pas réveillée un beau matin en soprano wagnérienne »

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Détails

Coronavirus oblige, c’est par webcams interposées que nous rencontrons Lise Davidsen, à l’occasion de la sortie de son second récital chez Decca. En Norvège, la soprano oscille, comme tous ses collègues, entre concerts annulés et espoirs de reprise, et nous parle de son étonnant parcours, depuis sa découverte tardive de l’opéra jusqu’à ses succès fulgurants qui, depuis sa victoire au concours Operalia de 2015, se confirment avec la force de l’évidence. C’est que, pour impressionnante qu’elle soit, la carrière de Lise Davidsen frappe avant tout par la cohérence  des choix, la maturité de la réflexion, la place de l’apprentissage.


Le coronavirus a mis un coup d’arrêt aux activités culturelles depuis un an maintenant. Personnellement, comment vivez-vous cette situation ? 

Evidemment, beaucoup de mes projets ont été annulés ces derniers mois. J’ai pu participer à la nouvelle production de La Walkyrie à Berlin à l’automne, puis donner quelques récitals. Mon dernier concert devant un public avait eu lieu en octobre, en Espagne, jusqu’à cette semaine, où j’ai chanté ici à Trondheim, en Norvège, devant une centaine de personnes avec Leif Ove Andsnes. Et je devais avoir un nouveau concert avec orchestre demain [le 25 mars] mais nous venons d’apprendre qu’il n’était finalement plus possible d’être plus de 20 personnes, il a donc été annulé. J’ai au moins eu droit à un court retour devant un public. 

Les chanteurs d’opéra les plus connus étaient habitués à passer d’une ville à l’autre, à traverser la planète plusieurs fois par saison. Pensez-vous que ce rythme soit à nouveau possible à l’avenir ?

C’est une situation très compliquée et je ne voudrais pas trop m’avancer, mais je crois que les chanteurs déjà bien établis pourront reprendre une carrière assez intense, parce que les compagnies d’opéra nous demandent déjà de revenir. En revanche, je pense aux énormes défis qui attendent les jeunes artistes dont la carrière n’a pas encore vraiment débuté. Le « marché » des chanteurs est déjà particulièrement difficile, les plus petites institutions lyriques font face à d’énormes difficultés financières, et ce sont malheureusement ces jeunes chanteurs qui vont en pâtir en premier lieu. Ici, en Norvège, la situation est complexe car elle diffère d’une ville à l’autre. A Trondheim, il y a eu une période où il était possible de se produire devant cent personnes, mais à Oslo, ils se battent contre une propagation plus rapide de l’épidémie, et il va y avoir un vrai confinement jusqu’à Pâques, je ne sais pas quand il pourra à nouveau y avoir un public.

La Norvège est le pays où vous êtes née et avez grandi. Comment avez-vous découvert votre voix ?

J’ai commencé à chanter quand j’avais 15 ou 16 ans en m’accompagnant avec ma guitare. Je ne viens pas d’une famille de musiciens, il n’y avait pas de salle de concert ou d’opéra près de chez nous. La musique que je connaissais, c’était la pop, les chansons populaires. Au lycée, j’ai commencé à prendre des leçons, à écouter de la musique classique, à chanter du Bach, du Haendel, et c’est à partir de là que j’ai voulu essayer de tracer mon chemin dans la musique. J’ai vu un opéra pour la première fois à 20 ans. C’était Le Chevalier à la Rose, à Oslo. Je ne connaissais pas cette œuvre à l’époque, je n’en ai pas perçu toute la complexité, c’était une production plutôt classique et j’ai simplement été transportée hors du temps par cette représentation.

Quand on y pense, je n’ai que 34 ans, les choses sont allées vite entre ma découverte de l’opéra et le début de ma carrière. C’est pourtant un art qui prend du temps, et j’ai été dès le début très concentrée et consciente du fait que j’avais beaucoup à apprendre. Je crois que j’ai bien utilisé mon temps à me préparer et à étudier. A côté d’autres étudiants venant de familles de musiciens et qui avaient une telle culture, je faisais figure d’outsider. Et finalement, c’est l’envie d’écouter et de comprendre qui m’a aidée. Aujourd’hui encore, je n’écoute pas de l’opéra tout le temps ! Quand je fais du sport, j’écoute des choses qui n’ont pas vraiment de rapport avec le classique. J’écoute beaucoup de musique classique à la radio, pas forcément du chant car alors j’ai tendance à beaucoup me concentrer sur les aspects techniques et j’ai du mal à me relaxer.

Une voix de soprano dramatique ne doit pas être facile à canaliser pendant les premières années d’apprentissage. Comment avez-vous travaillé votre instrument ?

Quand j’ai commencé mes leçons de chant, je chantais beaucoup Bach, Haendel, des répertoires plutôt confortables, et je ne pensais pas forcément que ma voix m’amènerait à chanter des choses plus lourdes. C’est une bonne chose, car cela m’a amenée à me concentrer sur d’autres aspects que le volume et la puissance : la discipline, la musicalité, l’agilité, comment travailler avec un ensemble. Quand ensuite ma voix s’est développée, ma professeure avait l’habitude de me dire : « il faut se dépêcher doucement », c’est-à-dire continuer à travailler de façon intensive mais méthodique, ne pas me dire que j’allais me réveiller un beau matin en soprano wagnérienne. J’ai aimé cet enseignement pas à pas, cette façon de se concentrer sur les études et le développement de la voix. Aujourd’hui encore, j’y suis très attentive. Je n’aborde de nouveaux rôles que si je m’y sens réellement à l’aise.

Birgit Nilsson disait que le travail technique d’un chanteur n’est jamais fini, car ce qui paraît facile un jour peut soudain devenir difficile le lendemain…

Oui, et tout change d’un rôle à l’autre. Dès qu’on aborde un nouveau rôle, il faut se remettre en question. Notre bagage technique et notre voix ne sont pas des acquis que nous emportons avec nous comme des bagages et que nous pouvons sortir dès que nous chantons. Nous continuons à nous développer, le corps se développe, les émotions nous changent aussi – le Coronavirus n’en est qu’une extrême illustration de plus ! Nos émotions, nos peurs, sont autant d’expériences qui influencent la voix. Et sur le plan technique, le choix d’un nouveau rôle doit justement permettre de relever des défis, de continuer à apprendre sur sa voix.

Votre victoire au concours Operalia à Londres en 2015 a beaucoup attiré l’attention. Quel souvenir gardez-vous de cette expérience ?

J’avais fini mes études à la Royal Opera Academy de Copenhague en 2014 et l’année suivante était pleine d’auditions, pour Munich, Glyndebourne, d’autres salles au Royaume-Uni. Mais en raison des délais sous lesquels vous pouvez être engagée, je n’avais pas grand-chose à faire à l’été 2015, et on m’a parlé d’Operalia. J’étais très réticente car je participais également cette année-là au Concours de la Reine Sonja. Mais j’ai envoyé une vidéo et j’ai finalement été invitée à concourir. Je vous jure que je suis honnête avec vous, car je sais que certains pensent toujours que je plaisante quand je dis cela, mais ce concours a été surréaliste à 100%. Je n’avais jamais, au grand jamais, imaginé que je pouvais gagner. Si j’y suis allée, c’est non seulement parce que je sais que Placido Domingo fait énormément pour aider ceux qui participent à son concours, mais aussi parce que le jury comprend des personnes très importantes, devant lesquelles il est rare qu’un jeune artiste ait l’opportunité de chanter. Et toute cette semaine a été une expérience absolument unique pour moi. Je me souviens être retournée dans ma petite chambre d’hôtel après la remise des prix. Je ne sais pas si vous voyez à quoi ressemblent les trophées, mais ils sont très lourds, j’en avais gagné trois [NDLR : le Premier Prix, le Prix du Public et le Prix Birgit Nilsson] et je ne savais même pas où les poser. Ces quelques jours ont été intenses, merveilleux et pleins d’enseignements : il y avait Plácido Domingo que je n’avais jamais rencontré, tous ces grands chanteurs, l’agitation de Londres, l’Orchestre du Royal Opera House … à cette époque, mon répertoire comprenait déjà Ariane et quelques petits rôles dans le Ring comme Freia, mais si j’ai envie de croire que j’aurais pu faire les mêmes choses sans Operalia, il est clair que rien ne serait arrivé si vite sans le concours ! Et j’ai beaucoup de gratitude pour tous ceux qui, après les résultats, m’ont fait confiance et m’ont invitée à chanter de grands rôles.

Des voix comme les vôtres sont très recherchées pour des rôles où les attentes sont fortes et les titulaires assez rares : Brünnhilde, Isolde… j’imagine que des directeurs de casting ou des chefs d’orchestre doivent déjà vous les proposer. Est-ce que vous vous sentez prête aujourd’hui, ou est-ce qu’à un peu plus de 30 ans, vous vous dîtes qu’il est sage d’attendre ?

Je dirais que je préfèrerais attendre d’approcher la quarantaine avant de chanter ces rôles, et je vais m’y tenir. Il y a plusieurs raisons pour ça. Tout d’abord, il y a des rôles que je voudrais aborder avant : la Maréchale dans Le Chevalier à la Rose, ou Arabella, des rôles italiens aussi. Enfin, comme vous l’avez dit très justement, il y a une attente très forte quand vous abordez un rôle comme Isolde ou Brünnhilde et, si ça marche, alors on vous les propose tout le temps. Il faudra alors que je sois prête à les chanter trois fois par saison, c’est un point de non-retour.

Il y a deux ans, vous avez fait vos débuts à Bayreuth, dans Tannhäuser. Comment vous êtes-vous sentie dans cette atmosphère si particulière ?

Finalement, Bayreuth a été bien plus que ce à quoi je m’attendais. J’y ai trouvé une atmosphère très chaleureuse. On décrit souvent le Festival de Bayreuth comme un rendez-vous d’initiés un peu nerdy, mais j’ai bien aimé ce côté « geek », rester immergée dans la musique de Wagner pendant tout le temps des répétitions et des représentations ! J’ai aussi eu la chance d’avoir des collègues fantastiques et le metteur en scène Tobias Kratzer m’a aidée dans mon approche du rôle. Je me suis sentie à l’aise avec lui et j’ai aimé cette production. Alors, les craintes d’être là un peu prématurément ont vite disparu. L’orchestre est tellement expérimenté que tout paraît simple et confortable. Personne ne part de son côté une fois le rideau baissé. Dans les grandes villes, certains ont leur famille, d’autres vivent à l’hôtel, alors qu’à Bayreuth, il n’y a rien d’autre à faire qu’être… à Bayreuth (rires) ! J’ai un peu ressenti cela à Glyndebourne également : tout tourne autour de la musique, de l’opéra, du Festival, c’est plutôt agréable.

Si beaucoup vous considèrent désormais comme une wagnérienne, votre nouveau récital chez Decca accorde aussi une large part à Beethoven, Verdi, Cherubini… comment avez-vous composé ce programme ?

Après le premier récital, celui-ci est un peu un « chapitre II ». Je tenais à enregistrer les Wesendonck-Lieder – je les considère comme l’équivalent wagnérien des Quatre derniers Lieder, je les chante régulièrement sur scène, et j’aimerais les garder à mon répertoire encore longtemps. Pour le reste du programme, je voulais un équilibre entre ce que j’ai déjà fait et ce que je voudrais faire. Par exemple, j’ai chanté Santuzza sur scène mais seulement en Norvège, le public ne sait donc pas forcément que ces œuvres font partie de mon répertoire. Je voulais souligner cela, car même si j’adore chanter Wagner, j’ai fait aussi beaucoup d’autres choses. Et comme mon premier disque était consacré à Wagner et Strauss, celui-ci offre un aperçu plus varié.

L’air de Medea est particulièrement intéressant à cet égard : aujourd’hui les voix dramatiques ne sont plus beaucoup distribuées dans le répertoire classique et pré-romantique. Est-ce que vous aimeriez incarner sur scène Médée ou Alceste ?

J’ai déjà chanté Medea il y a quelques années, et je serais heureuse de la reprendre. J’adorerais chanter Alceste mais aussi la Pénélope de Fauré. Je ne sais pas si j’en aurais l’occasion car effectivement, ces rôles sont distribués différemment aujourd’hui. Mais si l’opportunité se présente, ce serait avec plaisir, car ils peuvent tout à fait convenir à des voix larges.

Votre récital permet de vous entendre à la fois en italien et en allemand. Vous chantez également en anglais (Ellen dans Peter Grimes de Britten) et en russe (Lisa dans La Dame de Pique de Tchaikovski). Dans quelle mesure les changements de langue influencent votre voix et votre chant ?

La musique, la partition, l’histoire que vous chantez, affectent forcément votre instrument, et je vois la langue comme un élément constitutif de tout cela. C’est ce qu’il y a de mieux dans le fait de travailler différentes œuvres, différents compositeurs : cela vous transporte dans d’autres univers et c’est intéressant pour moi d’observer comment ma voix s’adapte à ces univers. J’ai chanté récemment Jenůfa qui était mon premier opéra en tchèque, et cela m’a encore fait découvrir de nouvelles couleurs, de nouvelles sonorités.

Vos deux récitals pour Decca ont en commun d’accorder une place au Lied : les Wesendonck-Lieder dans le dernier, les Quatre derniers Lieder de Strauss dans le précédent. Votre tout premier enregistrement était consacré à des mélodies du compositeur danois John Frandsen…

Dès le tout début, j’ai beaucoup chanté de mélodies, de Lieder. J’adore les pages de Strauss, de Brahms. Je voudrais vraiment garder ces pièces à mon répertoire, pas seulement chanter les Quatre derniers Lieder et les Wesendonck avec orchestre, mais aussi continuer de donner des récitals avec un pianiste. La mélodie et l’opéra constituent deux façons très différentes de communiquer et de travailler, c’est important pour moi d’être capable de jouer sur ces deux tableaux. Dans un récital, la relation au pianiste est très intime et personnelle. Cela vous permet de vous concentrer sur la narration car, dans la façon dont vous racontez l’histoire, tout change. Dans un opéra, vous êtes un personnage qui parle, qui a ses opinions, ses émotions. Dans un Lied, vous chantez un poème. C’est une perspective complètement différente. Pendant un récital de Lieder, vous avez peut-être plus de marge de liberté, car l’accompagnement au piano offre davantage d’opportunités pour varier les couleurs, les phrasés…

Depuis quelques années, vous avez été invitée sur de nombreuses scènes. Y a-t-il des collègues ou des chefs qui vous ont particulièrement marquée ?

J’ai appris à chaque production en voyant mes collègues travailler. Dans le monde de l’opéra, les cultures dialoguent sans cesse. Vous avez des européens, des russes, des américains, dans une même pièce, travaillant une même œuvre. C’est une richesse formidable. Alors il m’est difficile de vous citer un ou deux noms en particulier. C’est toutes mes expériences avec les autres chanteurs, avec les chefs, avec les metteurs en scène, qui me permettent de devenir meilleure.

Quels sont vos projets pour les prochains mois ?

Pour la prochaine saison, je dois chanter le rôle d’Eva dans les Maîtres-Chanteurs de Nuremberg et reprendre Ariane. Je vais également faire ma prise de rôle en Chrysothemis, dans Elektra au Met – des versions de concert étaient déjà prévues cette saison, notamment à Paris, mais ont malheureusement dû être annulées. J’espère aussi reprendre Fidelio. C’est difficile de savoir ce qui pourra avoir lieu ou pas. A plus court terme, j’ai des récitals prévus avec Leif Ove Andsnes cet été, et j’espère vraiment être en mesure de les assurer, car c’est un projet auquel je tiens beaucoup.

 

Propos recueillis et traduits par Clément Taillia
24 mars 2021

 

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