Le public présent a fait dans sa majorité un très bon accueil à la production de L’Italiana in Algeri programmée en ouverture de la saison à Montpellier. Son décor unique et monumental est présenté comme une œuvre en soi que l’on peut visiter, et certes il est impressionnant, par ses dimensions et par l’invention dont il témoigne chez son concepteur Rifai Ajdarpasic. Pour répondre à la demande du metteur en scène, il a planté la carlingue démantibulée d’un avion au milieu de la forêt amazonienne. En effet David Hermann a décidé que cette transposition était nécessaire, le terrorisme islamique ayant rendu le projet initial de Rossini trop délicat à traiter. Il n’aurait pu mieux avouer qu’il ne comprend pas l’esprit de l’opéra rossinien, d’essence idéaliste, en se référant ainsi à la réalité contemporaine.
Certes, Rossini le fait aussi puisqu’à l’époque où il compose l’opéra deux mille chrétiens, enlevés par les pirates barbaresques dont Alger est le repaire, attendent en captivité qu’une œuvre charitable dont le siège est à Livourne – la ville d’Isabelle – vienne payer leur rançon. Mais la manière dont il traite le sujet est aux antipodes du réalisme ! A ce sujet grave l’opéra propose une solution burlesque : s’il y avait d’autres Isabella il ne resterait pas un seul prisonnier sur la rive sud de la Méditerranée. La situation est ici le cadre pittoresque d’une comédie de caractères qui renversera les clichés sur le sexe faible et ridiculisera le sexe fort. L’héroïne, féministe avant la lettre, est un Belmonte en jupons, ce qui est déjà extraordinaire, mais elle est aussi la psychologue qui sait tenir en lisière les mâles concupiscents et se garder pure, telle Constance, pour son bien-aimé. Mais c’est le contexte original qui rend sa performance prodigieuse. L’ignorer ne peut qu’affaiblir l’exploit !
Alors quand David Hermann la montre recevant l’étreinte et les baisers de tous les hommes qui l’approchent, on se prend à douter de la pertinence de sa lecture. Quand elle flatte le sexe de Mustafà, on se dit qu’il y a méprise. Déjà on s’interrogeait sur la nécessité d’affubler Taddeo d’une robe, plus tard sur son ivresse, jusqu’à ce qu’il soulève sa jupe pour s’exhiber. Alors on est convaincu que cette surenchère dans le grivois avise plus à chatouiller le public qu’à éclairer l’œuvre, et en effet ça marche, comme certains spectacles sur certaines chaînes de télévision. Mais chez Rossini le grivois est toujours sous-entendu, jamais étalé. Rossini est coquin, pas vulgaire. Le traiter autrement, c’est admettre qu’on le connaît mal. Et pour ce qui est de la crainte que le sujet soit sensible, qu’il maltraite les musulmans, le sort final de Mustafà et de Taddeo, équitablement dindons de la farce, suffirait à dissiper le soupçon d’une œuvre discriminatoire.
Cette lecture biaisée est d’autant plus regrettable qu’à l’invention du décor et à l’exploitation très maîtrisée des accessoires qui en découlent – les hublots, les fauteuils, les chariots de distribution, les plateaux repas – s’ajoute l’intérêt des costumes imaginés pour les choristes, vêtus uniformément par Bettina Walter de longues chemises informes probablement peintes à la main. Tous portent les masques de Celine Kretschmar inspirés de ceux observables en Afrique animiste lors des sorties des « ancêtres ». Ces choix entraînent évidemment des hiatus avec les rares mentions de l’Islam. Les lumières de Fabrice Kébour contribuent à créer méticuleusement des tableaux ou des atmosphères. Reste qu’on ne comprend guère d’où sort Isabella quand elle apparaît, et que s’il n’y a pas eu de ratés lors de la représentation, certaines options de mise en scène relèvent du gag superfétatoire. La méprise d’Isabella qui prend Haly pour Mustafà met en porte-à-faux l’exclamation « O che muso, che figura » qui classe Mustafà parmi les ridicules et annonce déjà le fiasco de son entreprise de séduction. La transformation d’Haly en mage doué du pouvoir d’hypnotiser à distance est source d’effets scéniques mais elle ruine pour nous le final du premier acte, car il échappe à la transe qu’il a déclenchée. Or il devrait la partager, car, comme tous les autres il est alors soumis au pouvoir de la musique qui est le moteur de l’enchantement collectif. Bref, la proposition se laisse voir mais n’est pas des mieux fondées.
Alaisder Kent, Hanna Hipp, Armando Noguera, Burak Bilgili et Pauline Texier © Marc Ginot
L’interprétation déçoit quelque peu, parce que les requis en virtuosité sont nombreux et exigeants. Sans véritable maillon faible, la distribution ne convainc pas entièrement. On taxerait la voix de Pauline Texier de crécelle exaspérante qui justifierait à elle seule le désir de Mustafà de s’en débarrasser s’il ne lui arrivait de se déprendre de cette crispation acidulée, qu’il faut dès lors bien attribuer à une volonté de composer le personnage. Cela nous semble un choix peu pertinent. Elvira est peut-être exaspérante, peut-être pas. C’est Mustafà qui la présente ainsi, mais on sait bien que « qui veut noyer son chien… » Rien n’oblige donc à la représenter comme telle. Son incapacité à comprendre que plus elle proteste de sa dévotion plus elle lui est importune suffirait à expliquer le ras-le-bol de son mari.
En revanche la voix de sa servante Zulma a la sonorité profonde de Marie Kalinine, dont la couleur est celle que nous aimons pour Isabella. Mais le rôle est tenu par Hanna Hipp dont le mezzo est à notre goût trop clair, et dont le ramage n’a pas l’éclat du plumage, parce que la précision des volées n’est pas impeccable et que l’on attend en vain les agilités de force qui scandent « Pensa alla patria ». Comme elle n’a pas l’exclusivité des variations d’intensité de la projection on pourra les attribuer à l’acoustique en certains points de la scène, en particulier quand les chanteurs se trouvent sur l’épave, loin de la fosse, à mi-hauteur du cadre scénique. A son actif, la probité qui lui interdit de chercher à noircir sa voix. L’actrice exécute les gestes audacieux prescrits, dévoile un instant une poitrine sculpturale, et porte bien la toilette. Mais cette Isabella ne nous a pas subjugué.
Pas davantage, hélas, son Mustafà, Burak Bilgili, dont le timbre, le volume et la couleur sont adéquats mais dont l’interprétation vocale manque pour nous de relief et dont les agilités ne semblent pas le point fort. Sidération pleine d’espoir en revanche quand Alaisder Kent entonne « Languir per una bella » : le timbre est prenant, les nuances sont là et le trille est impeccable. Malheureusement les choses se gâteront quand les aigus perdront en rondeur. Par ailleurs on perçoit aussi des variations d’intensité de la projection, que cela soit dû à sa position en scène ou à une fatigue qui expliquerait peut-être l’apparition d’une tension dans le haut de la tessiture.
Finalement Daniel Grice et Armando Noguera sont ceux qui se sortent le mieux de l’aventure. Le premier impressionne par la fermeté et la profondeur de sa voix dans les récitatifs, un peu moins dans son « aria di sorbetto » mais il assume avec conviction son rôle étrange de mage. Le second supporte stoïquement les avanies inventées par la mise en scène, qui lui impose d’être badigeonné d’huile avant de rôtir, avant de l’habiller d’un boléro et d’une jupe de plumes entre Carmen Miranda et Robinson Crusoé. La mise en scène donne au personnage un relief inhabituel par la vigueur de son ardeur amoureuse, assez peu compatible avec sa nature de buffo. Il échappe à la malédiction de la projection d’intensité variable sauf quand réfugié dans l’escalier il épie, comme Mustafà et Lindoro, Isabella à sa toilette.
Michael Schonwandt, chef principal de l’orchestre national de Montpellier Occitanie, avait-il déjà dirigé L’Italiana in Algeri ? L’ouverture ne nous convainc guère, la cantilène enveloppante du hautbois paraît prudente, presque appliquée, conduite dans un tempo très lent où les volutes de l’instrument n’ont pas la séduction sensuelle que l’on espère, mais peut-être la sécheresse de l’acoustique a-t-elle sa part dans notre perception. Plus tard des accélérations mettront à la peine les chœurs et les solistes, puis tout rentrera dans l’ordre, sans cahots mais sans transporter. On serait curieux d’entendre les deux suivantes, pour voir si l’étincelle jaillira. Succès bruyant, nous l’avons dit, qui couronne une dérobade où des vessies sont données pour des lanternes.