Initialement paru en 1996, et après être passé par une deuxième édition en 1999, le magistral Britten de Xavier de Gaulle connaît en cette année du centenaire une fort opportue « nouvelle édition ». On a peine à croire que l’idée même de cet ouvrage ait pu sembler « improbable » il y a une bonne quinzaine d’années dans le monde de l’édition française : la réussite du Songe d’une nuit d’été et du Tour d’Ecrou au festival d’Aix-en-Provence, l’inscription de Peter Grimes et de Billy Budd au répertoire de l’Opéra de Paris semblent avoir durablement imposé le compositeur britannique dans les maisons d’opéras de notre pays. On a vu il y a peu Albert Herring à l’Opéra-Comique, et Owen Wingrave triomphait l’été dernier à l’Opéra du Rhin. Cela dit, les commémorations du centenaire n’ont guère été brillantes jusqu’ici : en dehors du War Requiem qui sera donné le 21 novembre (Britten était né le 22 novembre 1913) à l’Arsenal de Metz, il faudra attendre décembre pour le week-end que France Musique consacre au compositeur, et janvier 2014 pour découvrir Le Viol de Lucrèce à l’Athénée et la Sinfonia da Requiem à l’Opéra Bastille.
L’ouvrage de Xavier de Gaulle constitue en quelque sorte la réponse de notre pays au livre de Humphrey Carpenter paru en 1992. Biographie « à la française » contre biographie « à l’anglaise », ce sont là deux conceptions qui s’affrontent : on aime, outre-Manche, les volumes fourmillant de détails concrets et intimes, alors qu’on préfère chez nous les ouvrages plus synthétiques. De fait, Xavier de Gaulle présente son volume comme un « essai », dans la mesure où il suit avant tout le parcours du créateur Britten, davantage que celui de l’homme. Carpenter est très souvent mentionné dans le présent livre, mais presque toujours pour en dénoncer les « laborieuses – et parfois assez irritantes – investigations » et en prendre le contrepied. De Gaulle admet que l’homosexualité de Britten puisse être « une grille d’interprétation » pour certaines de ses compositions, mais juge réductrices ces interprétations, quand elles ne sont pas à ses yeux de purs et simples « contresens ». Plus que la vie sexuelle de Britten, c’est sa vie artistique qui intéresse Xavier de Gaulle : ses premiers émois musicaux, avec notamment la découverte de The Sea de Frank Bridge à 11 ans, de la 4ème symphonie de Mahler à 19 ans, et de Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch à 23 ans. On suit pas à pas le parcours d’un jeune homme à qui fut offert un premier enregistrement d’une de ses œuvres dès l’âge de 22 ans, d’un compositeur pour qui l’opéra de chambre comme choix esthétique et pas seulement économique. Xavier de Gaulle avec les projets jamais menés à bien (un opéra d’après Mansfield Park de Jane Austen, une Anna Karénine pour Galina Vichnevskaïa), les relations tendues avec Auden, la jalousie de Stravinski, la nécessité pour Britten de disposer des chanteurs-acteurs. Il bat en brêche le mythe d’une nostalgie de l’innocence puisque « Comme chez Blake, l’Expérience doit être la réalisation de l’Innocence et non son anéantissement ».
A ce sujet, De Gaulle emprunte plusieurs belles formules à André Tubeuf : « Il y a dans l’enfant même la projection de l’adulte qu’il sera […] C’est le même regard de compassion, de compréhension et de miséricorde qui va à l’enfant, parce qu’il va être victime, et à l’adulte, parce qu’il va être bourreau ». Rédemption possible, innocence de l’adulte. De Dietrich Fischer-Dieskau (qui aurait aimé que Britten lui compose un Roi Lear), il cite des paroles mémorables sur un compositeur que le baryton allemand jugeait « d’après-garde » ; c’est également lui qui comparait Britten à un grand arbre dans le vent. Le volume inclut plusieurs appendices : une chronologie des œuvres, un index, une bibliographie britténienne, et une discographie très complète, qui inclut les versions récentes, mais dommage qu’il n’y ait pas de vidéographie, la seule référence aux productions marquantes des dernières décennies étant, dans une note de bas de page, l’allusion au Songe d’une nuit d’été dans « l’irrésistible mise en scène de Robert Carsen ».
Pourtant, et surtout pour un ouvrage qui a déjà connu plusieurs éditions, on s’étonnera de trouver un certain nombre de détails qui auraient dû être vérifiés. Jacques Ibert n’a pas écrit une Festive Ouverture (p. 131), mais bien une Ouverture de fête. John Christie, directeur artistique de la Glyndebourne English Opera Company, fut certes directeur d’Eton à une époque, mais il avait surtout été en 1934 le fondateur du festival d’opéra de Glyndebourne. Lady Billows, d’Albert Herring, qui commence par être « Mrs Billow », puis « Mrs Billows », avant de trouver sa véritable identité. Pour une raison obscure, Myfanwy Piper, librettiste du Tour d’écrou, d’Owen Wingrave et de Mort à Venise, est devenue « Manfanwy » ou « Mayfanwy » dans la plupart des occurrences de son nom. Le chef Richard Hickox devient un assez comique « Kickox » (p. 535). Le baryton Martial (et non « Martiel », p. 502) Singher, natif d’Oloron-Sainte-Marie, n’était américain que d’adoption. Le livre n’est pas exempt de coquilles, parfois en français (« Chonologie des œuvres de Britten », peut-on lire p. 525) mais surtout en anglais (« whith » pour « with », p. 100 et 466, « I’ll mary Ellen » pour « I’ll marry », p. 165 et 171, « exercice » pour « exercise », p. 168). Les traductions de l’anglais laissent parfois assez dubitatif (« Let the florid music praise » rendu par « Laissez fleurir la louange à la musique », « I attempt from love’s sickeness to fly » par « J’espère que la douleur d’aimer s’envolera ») quand elles ne relèvent pas du contresens total : « Batter my heart » ne signifie pas « Mon cœur bat » mais « Violente mon cœur », « Passion’s slave » ne veut pas dire « La passion est esclave » mais « Tu es esclave de la passion »). Parmi les Eight Folk Song Arrangements figurant deux complaintes qui ne sont pas du tout « écossaises » (p. 506) mais galloises. Espérons que ces problèmes auront été résolus d’ici à la quatrième édition.