Avec Acanthe et Céphise en version de concert au Théâtre des Champs-Elysées le 24 mars, toutes les œuvres scéniques longues de Rameau auront enfin été remontées, plus de deux siècles et demi après leur création. Pour autant, le public connaîtra-t-il l’ensemble de la production lyrique du Dijonnais ? Peut-être pas, car malgré diverses avancées, la hiérarchie mise en place depuis plusieurs décennies reste en vigueur, et il reste apparemment difficile de programmer ces œuvres brèves où les actes se succèdent sans être unis entre eux par un lien dramaturgique fort. Les Indes galantes restent la seule partition de Rameau où le public moderne soit exposé à une succession d’actions sans rapport entre elles (même si certaines mises en scène récentes s’efforcent au contraire d’instaurer une continuité). Alors que le XVIIIe siècle recherchait la bigarrure, notre époque veut de la cohérence, et dissocie parfois les trois volets du Triptyque puccinien pour assortir Gianni Schicchi d’un autre acte comique, par exemple.
En se penchant sur les « actes de ballet » écrits par Rameau dans la deuxième partie de sa carrière de compositeur d’opéra, le volume publié chez Aedam Musicae devrait contribuer à un recentrage de notre vision. Malgré leur brièveté et, souvent, la faiblesse de leurs enjeux dramatiques, ces œuvres sont en effet écrites avec autant de soin et de génie que Zoroastre ou Dardanus. Echo d’une journée d’étude organisée en 2014 à la Sorbonne, En un acte se divise en deux parties : d’abord, les communications proposées par une quinzaine d’universitaires ; ensuite, le texte complet des douze « actes de ballet ». Le statut de ces douze œuvres est variable, mais il faut préciser qu’aucune ne fut jamais représentée seule ; certaines n’ont jamais été représentées du tout, pour des raisons variables. Pour Lisis et Délie, le livret existe mais la partition a été perdue ; Io est inachevée ; dans d’autres cas, le texte n’est connu qu’à travers les partitions ; parfois, on dispose d’un livret publié avant les représentations et du matériel musical, d’où la possibilité de variantes. Il arrive aussi qu’une œuvre ait été remaniée et que son premier état n’ait pas laissé de trace autre que le livret.
La première partie de l’ouvrage, la plus copieuse (275 pages contre 200 pour les livrets), se subdivise elle-même en trois : « articles de cadrage », « études de cas » et « approches musicologiques innovantes », pour reprendre les formules figurant dans l’Introduction cosignée par Raphaëlle Legrand et Rémy-Michel Trotier, directeurs du recueil.
Sur les douze titres convoqués, Anacréon est clairement celui qui a le plus attiré les chercheurs, encore qu’il faille distinguer entre deux partitions bien distinctes mais portant le même nom, l’une sur un livret de Cahusac (1754), l’autre de Bernard (1757). Graham Sadler développe et étaye l’idée d’emprunts de Rameau au Vivaldi des Quatre Saisons, qu’il présentait en 1996 dans le livret d’accompagnement de l’enregistrement du second Anacréon dirigé par Marc Minkowski. Pigmalion et Zéphire font également l’objet de plusieurs études. Et on lit d’une traite la palpitante enquête policière menée avec autant d’humour que d’érudition par Julien Dubruque autour des Fêtes de Ramire, rapetassage par Rousseau des divertissements de la comédie-ballet La Princesse de Navarre de Voltaire et Rameau.
La troisième partie pourra s’avérer moins facile d’accès pour le lecteur non musicologue, et rappelle pourquoi, au Moyen Age, la musique était enseignée au côté des mathématiques. Les termes techniques pullulent et les graphiques complexes abondent, même si leurs couleurs et leurs formes peuvent séduire l’œil comme les décorations de Yakov Agam introduites à l’Elysée sous Pompidou. On saluera néanmoins le bel effort pédagogique, surtout de la part de Rémy-Michel Trotier, pour rendre accessible des notions peu familières à qui n’a pas étudié l’harmonie : Rameau pratique ainsi « à la fois un décalque de la structure poétique [des livrets] parce qu’il attribue aux différents épisodes des couleurs tonales différentes […] et une esquive, parce qu’il joue à brouiller les contours de ces divisions ».