Il y a sans doute bien peu de compositeurs sur lesquels il est possible d’en savoir autant que sur Henri Dutilleux. Grâce à une minutie quasi maniaque, qui lui faisait numéroter toute sa correspondance et conserver tous ses agendas, nous connaissons en détail le programme de ses activités quotidiennes, artistiques ou non (rendez-vous chez le coiffeur, passages chez le garagiste…). S’appuyant sur ces archives, mais aussi sur des rencontres et des recherches qui l’ont occupé de 2008 à 2015, Pierre Gervasoni a publié, le jour du centenaire de la naissance de Dutilleux, un volume de près de 1800 pages, imprimé sur papier bible, qui suit pas à pas la vie du compositeur. D’une plume alerte, toujours imprégnée d’humour, il sait faire rebondir le récit, créer du suspense, nous guider au milieu du dédale des faits. Il s’offre même le luxe de nous montrer ce que serait la documentation brute, « sans l’écran des musicologues » (dixit Dutilleux) : de la page 1377 à 1384, une transcription non commentée des discours, lettres et agendas, reflète certes l’emploi du temps surchargé du compositeur, mais aussi le rôle indispensable du biographe organisateur pour changer en or cette masse de données qui plombe un peu la lecture ! On soulignera aussi la modestie de celui qui, s’abstenant de formuler des jugements personnels, s’efface derrière les critiques publiées du temps des créations, de celui qui ne dit jamais « je » mais préfère évoquer « le critique du Monde » ou un anonyme spécialiste de l’accordéon dans la musique contemporaine… Certains passages semblent avoir fait l’objet d’un travail plus spécifiquement littéraire, notamment le portrait de Ravel peu avant sa mort : « La vie a déserté la plage distinguée, où ne subsistent que des joues tirées à quatre épingles entre oreilles huppées et lèvres déchues ». L’érudition de l’auteur semble ne jamais être prise en défaut, mais l’on supposera que Jean Cau devait avoir en 1968 une écriture bien illisible pour que le général Aupick, beau-père de Baudelaire, se soit changé en général « Anfick » (page 851).
Mais pourquoi parler d’Henri Dutilleux sur Forum Opéra ? se demanderont peut-être certains. Ce serait méconnaître à quel point « la fusion de la parole et du son » préoccupa le compositeur aux deux extrémités de sa carrière. Grand Prix de Rome 1938, Dutilleux fut pendant ses études confronté à l’exercice de la cantate, à laquelle il se plia trois fois, pour finalement être victorieux, sa partition ayant été créée, excusez du peu, par Irène Joachim, Germaine Hoerner et Charles Panzera (on rêve d’un disque réunissant Gisèle de 1936, La Belle et la Bête de 1937, et L’Anneau du roi de 1938, sur le modèle de ceux que le Palazzetto Bru Zane a consacrés à Debussy, Saint-Saëns, Dukas et quelques autres). Ce serait oublier aussi que le jeune compositeur fit ses armes en offrant notamment un cycle de mélodies à ce même Charles Panzera (les deux premières, sur des poèmes de la Renaissance, furent jugées trop érotiques pour pouvoir être créées sur Radio Paris en 1941) et en mettant en musique des poèmes de Jean Cassou, que chanta Gérard Souzay. Nommé chef de chant auxiliaire à l’Opéra de Paris en 1942, Dutilleux se substitua à Lully en écrivant de nouveaux intermèdes chantés et dansés pour La Princesse d’Elide et Monsieur de Pourceaugnac à la Comédie Française.
Acclamé pour ses musiques de ballet (en particulier Le Loup, monté par Roland Petit en 1953), le compositeur se serait-il dérobé au genre lyrique qui lui tendait les bras ? Sollicité par son compatriote douaisien le dramaturge André Obey, il renonce à adapter sa pièce Loire. Dans les années 1950, Maurice Lehmann lui donne carte blanche pour un opéra, et le Festival d’Aix-en-Provence souhaite créer une œuvre lyrique signée Dutilleux. Il suffirait de trouver un livret qui plaise à tout le monde, fruit d’une collaboration possible avec Anouilh, Marcel Aymé, ou d’autres. Même Louise de Vilmorin déclare alors qu’elle a une idée d’opéra pour lui : « Cela s’appelle, ou s’appellera, L’Autre Femme. Quatre personnages en scène : un mari, sa femme, le frère de la femme et une belle étrangère. Il y aura aussi un Don Juan… ». Et malgré ses doutes sur le genre même (« il nous est interdit, en 1955, de nous cantonner dans des conceptions de spectacle qui ne touchent plus parce qu’elles sont socialement dépassées »), les succès de Poulenc avec Dialogues des carmélites et La Voix humaine lui prouvaient la validité de l’art lyrique au milieu du XXe siècle, à une époque où il était pourtant de bon ton de dénigrer Massenet (Henri Dutilleux ne s’en prive pas, et Pierre Gervasoni lui-même traite Gustave Charpentier de manière assez cavalière).
Ecrirez-vous une œuvre lyrique ? lui demande-t-on en 1961. Réponse : « Sans doute. Mais suis-je mûr pour elle, je ne sais pas encore ». En octobre 73, Rolf Lieberman lui commande officiellement un opéra. Quel texte Dutilleux adaptera-t-il : Baal, de Brecht ? The Well of Saints, de Synge ? Une pièce de Garcia Lorca, un récit de Pierre Jean Jouve ? La création est prévue pour le printemps 1978, dirigée par Rostropovitch, peut-être avec Galina Vichnevskaïa. Et le projet tombe à l’eau. Dix ans plus tard, quand ouvre l’Opéra Bastille, c’est au tour de Georges-François Hirsch de solliciter le compositeur, pour ce qui serait la première commande du nouvel opéra de Paris. En 1994, Rostropovitch lui écrit même : « Sachant que tu composes lentement, je suis prêt, sous n’importe quelles conditions, à te garantir des revenus annuels jusqu’à l’achèvement de ton opéra, sans qu’il y ait besoin de date limite précise » (et « Slava » de revenir sur l’idée d’une collaboration avec Ingmar Bergman, déjà évoquée plusieurs années auparavant). Quand Barbara Hannigan s’impose comme l’interprète privilégiée de Correspondances, on envisage de transformer cette pièce en spectacle scénique, mais ce projet restera lettre morte. Et Dutilleux laisse comme testament Le Temps l’horloge, conçu pour et créé par l’une des divas de notre époque, Renée Fleming en personne. Somme toute, voilà qui devrait amplement suffire à lui garantir une place sur Forum Opéra.