Avant de prendre le nom de Caffè Florian, le plus célèbre établissement de la lagune fut fondé en 1720 à l’enseigne Alla Venezia Trionfante, nom qu’on donnerait volontiers au volume qu’Olivier Lexa vient de faire paraître chez Actes Sud. C’est la République dans toute sa splendeur que nous y présente le fondateur et directeur artistique du Venetian Centre for Baroque Music, prêt à la charger de tous les superlatifs – « le plus beau décor d’opéra qui soit au monde » –, et à couvrir sa chère ville de tous les titres de gloire, des plus plausibles (« lieu de naissance de la musique moderne ») aux plus improbables (Cavalli inventeur du duo d’amour et donc de Tristan et Isolde, vraiment ? l’invocation de Médée dans son Giasone « imitée jusqu’à l’ère contemporaine », vous êtes sûr ?). Tout cela est sans doute à prendre cum grano salis, car le lecteur est prévu dès l’introduction, ici appelée Sinfonia : bien aimer Venise, c’est l’aimer trop. Et cet ouvrage est aussi un livre de parti pris : si la couverture annonce La Musique à Venise, vaste programme, il faut avoir passé les premières pages pour découvrir le sous-titre « de Monteverdi à Vivaldi ». Pourquoi, d’ailleurs, avoir exclu tout compositeur né après 1700 ? On n’en trouvera aucune explication. On lira bien, vers la fin de l’ouvrage, cette phrase expéditive : « Pour la musique sacrée comme pour l’art profane, la chute de la République mit fin aux prétentions vénitiennes ». Mais cela n’explique pas pourquoi il n’est pas dit un seul mot de la musique qui se composa et se joua à Venise jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Pasquale Anfossi, dont plusieurs opéras furent donnés dans la Sérénissime au cours des années 1770, est mentionné uniquement parce qu’il apparaît sur une fresque de la salle de musique de l’Ospedaletto, dont il fut maestro del coro à la même époque. Surtout, le grand absent est Baldassare Galuppi (1706-1785), simplement mentionné ici dans la liste des musiciens en fonction à San Marco, alors qu’il fut uni à Goldoni par une collaboration privilégiée d’où allaient notamment naître Il mondo della luna (1750), dont Haydn réutilisa le livret, ou L’inimico delle donne (1771), ressuscité à Liège il y a quelques années. Certes, le nom de Vivaldi est infiniment plus familier, mais il est dommage d’interrompre ainsi brusquement le récit en 1740 – départ du prete rosso pour Vienne – alors que la République survécut jusqu’en 1797 et ne resta pas sans musique pendant un demi-siècle.
Malgré tout, les amateurs d’opéra seront gâtés, puisqu’Olivier Lexa, s’il ne néglige pas la musique instrumentale – la sonata est née à Venise – retrace surtout l’histoire de la musique vocale. C’est dans cette « Las Vegas baroque » que, à défaut d’y être né, l’opéra prit du moins la forme qu’il a conservée jusqu’à nos jours, cessant d’être un spectacle de cour pour prendre la forme de représentations publiques payantes données dans un théâtre plus ou moins spécialisé. Le 6 mars 1637, avec L’Andromeda proposée au San Cassiano naît une pratique nouvelle, et un genre distinct, l’opéra vénitien ayant ses caractéristiques propres : sa multiplicité d’intrigues, son irrespect des unités aristotéliciennes, son eroe effeminato comme le Néron monteverdien, anti-héros qui succombe aux passions de la chair. Bien que ce volume ne prétende pas relever de l’érudition ou de la recherche universitaire, contrairement à d’autres écrits du même auteur (on songe à sa récente biographie de Cavalli), il a le grand mérite d’attirer l’attention sur quelques personnalités moins bien connues : si le nom de Busenello est solidement associé au Couronnement de Poppée, il est bon de découvrir Giovanni Faustini, le Quinault de Cavalli, ou Apostolo Zeno, le créateur de l’opera seria. Pour faire bonne mesure, un chapitre est consacré aux barcarolles, à la musique sacrée, aux Ospedali, aux Scuole, et même aux synagogues. Une erreur factuelle à signaler : Adriana Gabrielli, dite « Ferrarese », fut bien la première Fiordiligi à Vienne, mais pas « avant d’incarner un des premiers rôles pour la création des Nozze di Figaro » : elle fut Susanna non en 1786, mais pour une reprise en 1789, quand Mozart lui composa « Un moto di gioia », et ce fut de toute manière un avant la création de Così.
Pourtant, l’essentiel du livre est peut-être finalement son iconographie, qui en font un véritable cadeau de Noël paru avec quelques mois d’avance. On trouvera dans ces pages à peu près toutes les toiles représentant un spectacle d’opéra à Venise ou l’intérieur d’un opéra vénitien. Y figurent aussi quelques magnifiques gravures immortalisant les décors à machines de Giacomo Torelli. On y contemplera toute une série de caricatures de chanteurs dessinées entre 1730 et 1750 par Antonio Maria Zanetti, et quelques visages de compositeurs (petite bizarrerie, le Portrait d’acteur de Fetti, longtemps pris pour un portrait de Monteverdi et conservé à Saint-Pétersbourg, est ici présenté sans hésitation comme une effigie du compositeur, et à travers sa copie anonyme appartenant à l’Accademia…). Et comme si cela ne suffisait pas, on a convoqué toute l’iconographie musicale utilisée par les peintres vénitiens, de Carpaccio et Bellini jusqu’à Tiepolo et Longhi. Sans oublier plusieurs photographies des plus beaux palais, églises et édifices de Venise. Si dans deux mois, personne ne glisse ce volume dans votre petit soulier, c’est que vous cachez à tous votre passion pour la musique.