« Il est vrai que pour la plupart des Français, Shakespeare n’est même pas autant que le soleil pour les taupes. Car les taupes peuvent ressentir au moins la chaleur du soleil ». Ainsi s’exprime Hector Berlioz dans le manuscrit des Troyens, indigné par la décision de Carvalho de couper le duo des sentinelles, conçu en imitation du dialogue des fossoyeurs dans Hamlet. Pour le compositeur, en revanche, l’astre britannique brilla sans discontinuer, de la fatidique année 1827, où il tombe sous la charme de Harriet Smithson et de Shakespeare à la fois, jusqu’à ses derniers instants sur cette terre, puisque dans sa correspondance, Berlioz « parle à travers Shakespeare, il ‘parle Shakespeare’, même, pourrait-on dire ».
Elève de l’Ens de Lyon, Gaëlle Loisel a soutenu en octobre 2012 la thèse de littérature comparée qui a servi de point de départ à l’ouvrage publié en décembre par les Classiques Garnier, juste à temps pour profiter des dernières semaines du quatrième centenaire de la mort de Shakespeare. Grâce aux compétences de son auteur tant en musique et en esthétique qu’en histoire littéraire et en philosophie, ce volume constitue une synthèse idéale non seulement des relations entre le compositeur du XIXe siècle et le dramaturge élisabéthain mais, plus généralement, de la perception de Shakespeare à l’époque romantique. Jusque-là, personne ne semble s’être attaqué à un programme aussi ambitieux, dont seuls certains aspects avaient été étudiés. Gaëlle Loisel réussit pour sa part à envisager toutes les facettes de la relation protéiforme qu’entretenait Berlioz avec l’une de ses principales sources d’inspiration. A partir de l’Ouverture de La Tempête (1830), réutilisée dans Le Retour à la vie (1832) qui allait devenir Lélio (1855), et jusqu’à Béatrice et Bénédict (1862), toutes les œuvres shakespeariennes de Berlioz sont ici examinées. Et comme le compositeur avait l’art d’introduire son idole partout, cela signifie bien plus de partitions qu’on ne pourrait croire au premier abord : les Huit Scènes de Faust sont étudiées, puisque Berlioz les a assorties d’épigraphes shakespeariennes, et bien sûr, les susdits Troyens, qui relèvent de son propre aveu du « Virgile shakespearianisé » ou du « Shakespeare virgilianisé », puisque « C’est écrit dans le système des Histories de Shakespeare » (Berlioz envisagea même, une fois la partition des Troyens achevée, de mettre en musique Antoine et Cléopâtre). Au milieu de toute cette érudition impressionnante, signalons seulement une petite erreur factuelle : l’Oberon de Wieland ne saurait avoir été influencé par The Winter’s Tale de Chaucer (p. 263), puisque ce titre est celui d’un drame de Shakespeare ; c’est dans « The Merchant’s Tale », extraits des Contes de Canterbury que l’Allemand a trouvé l’inspiration.
De même que les diverses « modalités d’appropriation de l’œuvre shakespearienne », les différents aspects de l’art du compositeur sont envisagés : musique orchestrale, avec notamment Roméo et Juliette, opéra, pages pour chœur, mélodies. On s’étonne qu’il ne soit guère fait mention de l’air de ténor dans Roméo et Juliette, la ballade de la reine Mab : emportée par sa démonstration, peut-être Gaëlle Loisel aura-t-elle écarté malgré elle ce passage qui allait à l’encontre de sa théorie selon laquelle Berlioz privilégie la musique instrumentale dans son traitement du merveilleux shakespearien.
C’est aussi l’occasion d’attirer l’attention du mélomane sur des épisodes un peu oubliés, comme la « Querelle d’Otello » qui précède de près d’une décennie la Bataille d’Hernani fondatrice du romantisme : en juin 1821, l’opéra de Rossini représenté au Théâtre-Italien fut perçu par beaucoup comme une menace pour l’école française. Pour Berlioz, si l’opéra italien était bien un contre-modèle en matière de musique, le théâtre shakespearien était en revanche la source qui allait permettre de revitaliser la tragédie française. Le cher Hector n’hésitait pas à trouver une parenté entre Shakespeare et ses compositeurs préférés : Gluck, dont les personnages féminins exigent pour les interpréter le même genre de talent que les héroïnes du Britannique, ou Beethoven, ce « Shakespeare musical », allant jusqu’à entendre le drame d’Othello et de Desdémone dans le premier mouvement de la Cinquième symphonie.
De ce travail, Berlioz sort incontestablement grandi, si besoin était. Il apparaît comme un esprit moderne, préoccupé par des questionnements qui sont encore ceux de notre temps, sur les genres et sur l’instrumentation, sur les qualités dramatiques de la musique, sur le langage et sur les signes.