Le titre d’une interview accordée en 2017 par Nicolas Bacri, reproduite dans ce riche ouvrage, est d’une troublante actualité. Il y était question du langage musical et des légitimes débats qu’il continue de soulever : « l’antihumanisme des penseurs officiels de la modernité depuis 1945 doit faire place à un optimisme tragique, à une lucidité passionnée qui place l’homme au centre de ses préoccupations, certes, mais plus à la manière de L’Ode à la Joie (…) L’important, c’est qu’il continue à chanter coûte que coûte. » L’héritier sans complexe de toute notre tradition, chantre d’un lyrisme souriant et grave, se livre à nous, sans fard, en réglant ses comptes avec l’héritage sériel et les dogmes bouléziens.
Encore qu’une partie essentielle de son œuvre sollicite la voix, les textes très personnels que nous offre le compositeur n’y font référence que de façon ponctuelle. Nicolas Bacri, 60 ans cette année, chantre de la modernité du classicisme, nous livre ici la somme, considérablement enrichie, de ses livres manifestes (Notes étrangères I et II, ce second volume publié sous le titre de Crise), de ses écrits épars et de ses interviews. C’est l’occasion pour lui de réaffirmer ses convictions esthétiques sur la musique et sur la situation contemporaine du compositeur. L’extrême cohérence d’une œuvre aboutie, riche de plus de 160 opus, son incontestable rayonnement international le placent parmi les principaux compositeurs de notre temps.
S’ils éclairent leur production et leur personnalité, les écrits des musiciens, fondamentalement, participent à la connaissance des évolutions du langage, des formes, des publics, donc de la musique et de son histoire. Le titre du livre [Notes étrangères] fait référence métaphorique à l’écriture harmonique. Sont étrangères les notes qui ne font pas partie d’un accord donné : anticipation, retard, notes de passage etc. Le regard lucide d’un créateur qui se double d’un observateur avisé de notre environnement musical se focalise sur « la question de la tonalité (…) devenue un déni, pire, une névrose ». Nicolas Bacri « croit en l’existence d’un classicisme et d’un romantisme éternels, mais toujours renouvelés ». Sa musique en témoigne depuis qu’il a quitté l’orthodoxie moderniste à la fin des années 80. « Plaire sans complaire » pourrait résumer sa démarche, tout en la réduisant excessivement. Le cross-over, le triomphe de la sous-culture, la vulgarité, la facilité, le suivisme, l’insignifiance extrême sont stigmatisés. L’art est partage, associé donc à une volonté de communication, alliée à une exigence esthétique élevée.
Etre compositeur aujourd’hui s’apparente à « une anomalie dans une société musicale majoritairement tournée vers la glorification du passé ». La réflexion sur l’acte créateur, la mise en perspective s’avèrent salutaires.
L’auteur rassemble ensuite sous l’intitulé « exercices d’admiration » des articles et notices publiés ici et là pour tel périodique, à l’occasion d’un colloque, d’un festival ou de la publication d’un enregistrement. Jamais il ne s’y répète, même si la matière est commune, et la richesse du propos en fait une formidable source documentaire sur la musique de notre temps.
Un regard sur le catalogue de sa production permet de confirmer son approche tardive de la musique vocale (il a 24 ans en 85-86 !); à ce jour 36 œuvres sont inventoriées. Requiem, Stabat Mater, Magnificat, Agnus Dei, huit cantates, douze motets, des chœurs, un opéra pour enfants, deux contes musicaux, un opéra (Cosi fanciulli, 2012-13), des mélodies (surtout pour mezzo, avant d’écrire pour Patricia Petibon), des duos… On attend avec impatience un « grand » opéra, promis depuis quelques temps déjà.
En annexes, une biographie succincte et ses repères chronologiques, le catalogue des œuvres, ne manque qu’un index des noms et des œuvres cités, qu’un lecteur soigneux pourra réaliser.
Le propos est toujours stimulant, jusqu’à la polémique ou au pamphlet. Dans une langue savoureuse aux formules percutantes, Nicolas Bacri se fait l’ardent promoteur d’une saine réflexion sur le langage, comme le défenseur de collègues aussi différents que Philippe Hersant, George Benjamin, Thomas Adès et tant d’autres.
Ce témoignage très personnel passionnera tout mélomane curieux. A (re) découvrir, cette invitation à une réflexion documentée, comme une invitation à (ré) écouter sa musique.