Lorsqu’en 1930, Daniel Muller publia la première monographie en français consacrée à Leoš Janáček (éditions Rieder), il ne se doutait certainement pas que le public parisien devrait attendre 1980 (!) pour voir enfin une œuvre du maître morave représentée sur la scène de l’une de ses institutions lyriques (Jenůfa). Une trentaine d’années après cette création, le compositeur est devenu – en France comme partout ailleurs – une valeur sûre du répertoire. Pourtant, de ses neuf opéras, le grand public n’en connaît véritablement que cinq et n’a par conséquent qu’une vision tronquée du corpus. Il faut cependant préciser que trois des « oubliés » le sont à plus ou moins juste titre : Le Début d’un roman n’est qu’un pastiche de « couleurs locales » moraves dont il est extrêmement difficile (et décevant) de se procurer l’unique enregistrement (Jílek/Multisonic) et plus encore la partition. Šarka contient en germes quelques éléments esthétiques que Janáček gagnera à développer plus tard mais est encore peu personnelle tandis que Le Destin,malgré une musique souvent passionnante, souffre de son livret maladroit.
Marianne Frippiat, que les lecteurs de l’Avant Scène savent fine analyste de la musique tchèque (ancienne élève d’Harry Halbreich, il ne peut en aller autrement), nous propose un guide bien ficelé pour pénétrer au mieux l’univers de Janáček. Après avoir posé quelques « points de repère » indispensables aux néophytes, l’auteur aborde, dans quatre (très) brèves études, les éléments permettant de cerner les thématiques chères au musicien. Les « Regards sur les opéras », cœur de l’ouvrage, se concentrent ensuite méthodiquement sur la genèse, la création, l’argument, la musique le profil psychologique et/ou vocal des personnages et les enjeux historico-esthétiques de chaque partition sans bien sûr chercher à en réaliser une analyse approfondie comme c’est le cas dans les numéros « ordinaires » de la revue. Ce n’est effectivement pas le rôle de la collection « mode d’emploi » et les cinq chefs-d’œuvre couramment montés ont déjà été traités de cette manière – Les Excursions de Mr. Brouček font cruellement défaut mais, étant beaucoup trop rarement jouées, il est peu probable que l’analyse soit programmée dans un avenir proche. Quoique le propos soit parfois émaillé de jugements de valeur tranchés (que nous partageons d’ailleurs en grande partie), chaque opéra est approché de manière extrêmement pertinente et le résultat final s’accommode parfaitement de l’impossibilité d’exhaustivité qu’impose le format de ce livre.
Si l’on regrette parfois qu’aucun exemple musical ne vienne illustrer les commentaires de la musicologue, on se réjouit que Frippiat mentionne (même très partiellement) les interventions « dramaturgique » de Max Brod dans certaines œuvres, qu’elle compare pertinemment le livret de Jenůfa avec la pièce originelle de Preissová* ou que les considérations sur la vocalité des différents rôles établissent des parallèles intéressants entre les œuvres. La quatrième partie du guide, réalisée avec la complice participation de Christian Merlin, revient sur les grands interprètes de Janáček (chanteurs, chefs et mises en scène marquantes). Certains s’étonneront peut-être de ne pas y trouver l’un ou l’autre nom (ce qui est somme toute normal) mais les choix apparaissent là encore comme parfaitement judicieux. Pour conclure, à côté des fort utiles discographies et vidéographies commentées, une bibliographie (très) sélective orientera l’amateur désireux d’approfondir le sujet vers d’autres excellents ouvrages. La plume claire, précise, accessible et très efficace de Marianne Frippiat enchantera les novices comme elle ravivera la flamme des connaisseurs. En cela, ce guide constitue un parfait outil de vulgarisation et offre une vue panoramique incontournable au niveau de la musicographie francophone.
* A propos de la musique de Jenůfa et du chœur Daleko široko de l’acte I, la musicologue se rallie à l’idée couramment répandue selon laquelle la mélodie (populaire) reprise par Janáček serait celle déjà utilisée dans Ej Danaj et Zelené sem sela. Elle semble en réalité mélodiquement dérivée du chant slovaque Oliva, Oliva, listeček zlatušký tandis sa rythmique correspond mieux à Oliva, Oliva, lístek olivový. (Cf. notre article « « Le Chant de la Terre » : des éléments populaires dans Jenůfa », programme de l’Opéra National du Rhin, Jenůfa, saison 2009-2010, reproduit dans les Cahiers du mouvement Janáček, n° 60, juin 2010, p.50-53).