Ce livre était une nécessité. D’abord parce que Valery Gergiev est un des piliers de la scène musicale classique. L’omniprésent Russe ne se contente pas de gérer les aspects artistiques et financiers du Marinsky à Saint-Pétersbourg (lequel comprend désormais deux complexes, I et II), de diriger le London Symphony Orchestra ou le Philharmonique de Munich, et les labels associés à ces trois postes, il est régulièrement convié par les orchestres de Vienne et d’Amsterdam, est premier chef invité au Metropolitan de New York, siège dans une foule de jurys, de présidences d’honneur, administre le Festival des Nuits Blanches … Si ses prestations déroutent parfois, il est devenu une figure incontournable dans le monde classique et lyrique, bien au-delà du seul répertoire russe qui l’a fait connaître à ses débuts. Ensuite parce que, s’il se dépense sans compter sur les podiums et écume les aéroports, Gergiev est beaucoup plus discret dès qu’il est question de sa vie et de sa personnalité. Ses interviews en français sont rares, et se concentrent exclusivement sur les aspects musicaux. Il manquait un vrai livre d’entretien, où les interlocuteurs prennent de la hauteur, analysent les grandes lignes d’une carrière déjà longue de quarante ans et cherchent ensemble à percer le mystère d’une vocation.
Bertrand Dermoncourt s’attèle à la tâche avec le talent qu’on lui connait. Il a pour lui une plume alerte, une connaissance sans pareille de la musique russe et de son interlocuteur, et surtout … de la patience. Les rencontres avec Valery Gergiev s’échelonnent sur plus de dix ans, la première ayant eu lieu au travers d’une cloison de douche (!). Travailler sur un temps aussi long est devenu rarissime dans le monde de la presse, et permet évidemment d’aller plus en profondeur, et de découvrir des facettes surprenantes.
L’amour porté par l’artiste à sa terre natale d’Ossétie est ainsi livré avec des accents poignants, qui étonnent pour un homme qu’on associe d’emblée à la Russie. Chez Gergiev, le terroir et la patrie s’imbriquent de façon très subtile. Le livre est aussi l’occasion d’une clarification quant à ses rapports avec Vladimir Poutine. Si l’admiration pour l’homme est affirmée, elle se double de nuances qui soulageront les mélomanes inquiets des dérives autoritaires du régime. Le chef étonne aussi par le nombre de personnes qu’il cite comme ayant été fondamentales dans sa formation ; de la part d’un artiste que certains ont décrit comme égocentrique, l’hommage est appuyé et les mots généreux. On sera moins étonné d’apprendre que le créateur que Gergiev place au dessus de tous les autres est finalement … Prokofiev, tant sa fréquentation du compositeur au disque et au concert est fidèle. Si on savait que Berlioz comptait pour beaucoup dans son panthéon personnel, les mots d’amour qu’il consacre au reste de la musique française augurent de lendemains fructueux. Chostakovitch et Stravinsky ont bien sûr droit à de longues pages, mais ils n’ont pas vraiment besoin d’être défendus. Les scènes du monde entier leur appartiennent. Plus nécessaires apparaissent les développements sur Rimsky-Korsakov, dont on ne joue en Occident que l’une ou l’autre page symphonique. Ses opéras reçoivent une défense passionnée, et un éclairage original : Kitège est mis en parallèle avec Parsifal, et la contribution du compositeur à l’histoire de la musique russe est rétablie. Mahler semble faire l’objet d’une compréhension intime.
Last but not least, l’homme Gergiev est un observateur parfois désabusé, dont la naïveté peut provoquer la franche rigolade. La rencontre avec Berlusconi est hilarante, et si on n’avait crainte de « spoiler » sa lecture, on la livrerait dans son intégralité. Elle est une des nombreuses raisons d’acheter ce livre, qui est un bel hommage à un des artistes les plus fascinants de notre temps. A noter que l’ouvrage est complété par une discographie exhaustive, riche de plus de deux cents références.