Écartons d’emblée le procès de complaisance qui voudrait qu’à la lecture de ce nouvel ouvrage de Sylvain Fort, nous perdions tout sens critique au motif que l’auteur est le directeur de notre publication et un ami. Ceux qui ont lu ses nécrologies et ses éditos ici-même savent l’acuité de la pensée et la flamboyance du style. Les lecteurs moins assidus de notre magazine se référeront à ses précédents ouvrages, tel Herbert von Karajan (Actes Sud, 2016) où Sylvain Fort endossait la personnalité du chef d’orchestre. On voudrait citer aussi, en marge de la musique, Saint-Exupéry Paraclet (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), essai spirituel – au sens premier de l’adjectif – consacré à l’auteur du Petit Prince. Mais là n’est pas le propos.
Le propos est Verdi. Encore ? Tout n’a-t-il déjà pas été écrit sur le plus fameux des compositeurs d’opéras (Arrêtez, ô mes frères wagnériens ! Si grand soit le maître de Bayreuth, sa popularité n’atteindra jamais les sommets survolés par son homologue italien) ? Tout n’a-t-il pas été exploré, fouillé, déterré et disséqué ? Absolument et Sylvain Fort l’énonce dans la préface, sa volonté n’est pas de surclasser une littérature verdienne « surabondante et souvent étincelante » mais de percer le secret de la force verdienne, dont on sait que contrairement à Samson elle ne réside pas dans une coupe de cheveu.
Nous voilà alors entraînés dans ce qui tient à première vue du récit. De manière chronologique se déroulent un à un les épisodes de la vie de Verdi : sa naissance dans le petit bourg agricole de Busseto, ses années de formation, le deuil puis le triomphe de Nabucco, etc. L’auteur ne serait-il que conteur, son sens de la narration suffirait à nous contenter. Mais, ne nous leurrons pas, le fil biographique plaisamment déroulé n’est qu’un prétexte à analyse, la piste choisie pour décrypter la personnalité de celui que Sylvain Fort, en un malicieux clin d’œil à l’actualité, qualifie d’insoumis car, parmi les clés glissées habilement au lecteur, se trouve la carouble de l’insoumission. « Que voulait Verdi ? Pas seulement écrire de la musique qui plaise. Mais tenir un propos qui touche au plus profond de l’esprit du public. Avec lui, l’opéra ne changeait pas seulement d’esthétique. Il changeait de sens ». L’œuvre verdienne se dresse contre les conventions du genre lyrique jusqu’à en redéfinir les règles ; l’homme défie les convenances sociales et morales en s’unissant hors mariage à une scandaleuse.
D’un trait dont la rapidité n’exclut ni la précision, ni l’éclat, Sylvain Fort parcourt donc la vie du compositeur et en même temps éclaire ses positions, ses décisions et ses partitions. Sur chacun des opéras, se projette, sagace, la lumière de son regard. « Alzira surprend coincée qu’elle est entre les admirables avancées de Giovanna d’Arco et la frénésie sauvage d’Attila ». Plus tard, « La Forza del destino est cousine du Trouvère. Par la complexité de l’argument, son rocambolesque, le mélange de deux pièces de théâtre pour ne faire qu’un livret, par sa longueur, cet opéra va plus loin encore dans l’invraisemblance et la bizarrerie ».
Si l’on ne voulait éviter de barbouiller les pages de jaune, on stabilosserait de larges extraits de manière à pouvoir, sa lecture achevée, retourner souvent rafraîchir ses idées dans ce torrent de mots. Ainsi, au hasard, cette description du chant verdien : « il appelle un engagement physique et émotionnel sans précédent ; c’est cela que sous-estiment des chanteurs qui ont toutes les notes dans la voix, mais ni le tempérament, ni le sens sacrificiel du chant pour aller au-delà du correct. La voix n’est pas un simple instrument, le chant n’est pas simple récit : ils sont une transcendance par la chair ».
Verdi insoumis est une transcendance par l’esprit.