Cinq ans après leur double bicentenaire, les lenteurs de l’édition universitaire française nous permettent de trinquer encore une fois à la santé de Giuseppe et Richard, avec la publication des actes d’un important colloque organisé à Rennes en février 2013. Les deux compositeurs nés deux cents ans auparavant y sont délibérément rapprochés, un peu comme l’avait brillamment fait l’un des responsables de cette manifestation, Timothée Picard, dont on avait alors salué l’ouvrage paru chez Actes Sud. Trente-quatre articles explorent ici des domaines variés, de la musicologie « dure » jusqu’à la présence de Verdi et de Wagner dans les bandes dessinées, afin d’offrir « une cartographie de la création et des idées inspirées par nos deux auteurs » ; ne manque finalement, pour justifier pleinement le sous-titre qui précise « et arts », qu’une prise en compte de la présence verdienne et surtout wagnérienne dans les beaux-arts. Mais ce n’est qu’un détail, qui ne retirer rien à la richesse de cet épais volume où chacun devrait trouver de quoi faire son miel.
Pour rapprocher « les deux jumeaux de 1813 », ainsi que les appelle Emmanuel Reibel, l’histoire de la musique a déjà beaucoup fait, mais un peu à sens unique. Il a longtemps été communément admis que Verdi avait accompli dans ses dernières décennies créatrices un gros effort de wagnérisation, mais cette idée est aujourd’hui contestée, y compris dans les pages du présent livre. Il ne fut pas le seul : Boito ayant délibérément cherché à « assombrir le bleu limpide » du ciel méditerranéen par une infusion de « brouillards septentrionaux » (cité par Fabio Vittorini). L’accusation était commune au XIXe siècle : qui voulait noyer son compositeur l’accusait de wagnérisme, et le tour était joué. Mais Philipp Gossett signale « la méprise de ceux qui ont voulu affirmer que Verdi a imité Wagner dans son utilisation de l’orchestre, fondée sur l’oubli total des moments magiques de Rossini, Bellini, Donizetti et Verdi lui-même avant ses dernières œuvres ».
Evidemment, rien n’indique que Wagner, lui, ait jamais verdisé, malgré l’intérêt qu’il manifesta dans sa jeunesse pour la musique italienne. D’autres similitudes se dégagent pourtant : pour chacun, deux œuvres comiques dont l’une en tout début de carrière (Das Liebesverbot / Un giorno di regno ; article de Matthieu Cailliez) ; deux œuvres politiques que compare Stéphane Pesnel (Rienzi / Simon Boccanegra) ; deux opéras inspirés par la figure du troubadour (Tannhäuser / Le Trouvère ; voir l’article de Jean-François Candoni).
Les rapprochements proposés ici peuvent être pointus – voir le texte de Michel Lehmann sur « l’interjection lyrique », d’une rare pertinence – ou plus larges – la notion d’anti-héros analysée par Chantal Cazaux, jusque dans les mises en scène contemporaines. Céline Frigau Manning échafaude une intéressante opposition entre l’acteur verdien et l’acteur wagnérien selon les vœux formulés par les deux compositeurs en matière d’équilibre entre déploiement vocal et investissement dramatique.
L’étude de la réception de leurs œuvres passe par l’examen des réactions de la presse, de la programmation des salles (en Allemagne, à Paris ou à Strasbourg). L’on en vient à songer à la réaction du maître de philosophie qui, dans Le Bourgeois gentilhomme, est sommé d’arbitrer la querelle survenue où le maître de musique et le maître à danser affrontent le maître d’armes : « Et que sera donc la philosophie ? » Mutatis mutandis, on peut s’exclamer : « Et que sera donc la musique française ? » La critique du XIXe siècle avait trouvé une façon de renvoyer dos à dos l’Italien et l’Allemand, incarnations de « divertissement latin et sérieux germanique », comme le résume Philippe Gumplowicz, en invoquant la troisième voie qu’incarnait la musique française, représentée par Gounod, Bizet, Ambroise Thomas, ou même résumée par Massenet, ainsi que le rappelle Jean-Christophe Branger. Même le tandem Verdi/Wagner n’est apparu que sur le tard, et à l’auteur de Tanhaüser la critique opposait plutôt Rossini.
Et quand ce n’est pas la musique française que l’on dressait contre les deux « menaces » italienne et allemande, c’étaient les écoles nationales, comme le montrent Walter Zidarič dans un article qui rappelle opportunément combien Verdi eut maille à partir avec la censure (Nabucco devenant Nino, Macbeth transformé en Sivard le Saxon et La traviata en Giovanna di Guzman !) et Paulo F. de Castro autour de la fascinante notion de « réception imaginaire » d’une musique germanique en fait pratiquement jamais jouée au Portugal mais forcément préférable à l’immoralité de l’opéra italien. Aujourd’hui encore, les deux compositeurs sont au cœur de débats politiques, comme le souligne Alexandre Lhâa à propos d’Israël, où Wagner est honni, on le sait, mais où Verdi fait figure de héros, non seulement avec son Nabucco mais aussi grâce à son Requiem, « prière laïque parfaite » adoubée par son interprétation au camp de Terezin.
C’est aussi l’ambiguïté de traitement des deux compositeurs que ce volume met en avant, par exemple lorsque Yves Landerouin souligne que, même dans les films où le Ring est associé au nazisme, une bande-son wagnérisante accompagne aussi les moments d’émotion : « Esthétiquement, [la musique de Wagner] s’impose toujours dans ce genre de cinéma ; idéologiquement elle y représente toujours le mal absolu ».