Loïc Lachenal revient sur son parcours et sur les différentes expériences qui l’ont amené à l’Opéra de Rouen Normandie. Il présente, dans cet échange, les spécificités de cette maison d’opéra et partage son intérêt pour les politiques publiques lyriques. A ce titre, il rappelle en quoi, il est important pour le secteur, de continuer à favoriser la création et encourager la diffusion afin de maintenir l’intérêt des publics à l’égard des institutions lyriques.
Sans retracer le détail de vos expériences, je propose que nous commencions brièvement par rappeler certaines d’entre elles. Vous vous confrontez une première fois à la structure plurielle qu’est l’opéra, à Saint-Etienne.
Ce fût une expérience très particulière à l’Opéra de Saint-Étienne, puisque la maison avait vécu un incendie. Il fallait donc préparer la réouverture du théâtre et c’était assez intéressant de reprendre possession d’une institution musicale existante mais de devoir par ailleurs mettre à l’eau un bâtiment tout neuf. Par la suite, pendant mes études, j’ai pu effectuer un long stage de production et programmation à l’Opéra de Massy : l’envie d’être au cœur du réacteur de la vie d’une maison s’est encore une fois confirmée, elle ne m’a jamais quitté depuis.
Vient ensuite le temps des opportunités en ensemble vocal, puisque vous passez par Musicatreize et Accentus. Que vous ont apporté ces deux expériences ?
Ces expériences ont, elles aussi, confirmé beaucoup de chose : mon goût pour la voix, la musique vocale, l’attachement au métier de chanteur, etc. Ce sont deux ensembles très différents mais qui explorent tous deux la vocalité dans tous ses états. La question de la scène aussi est importante, tant pour Musicatreize qu’Accentus. J’ai appris beaucoup aux côtés de Laurence Equilbey, notamment sur les nouvelles formes de concert, d’expérimentation. Cela a été une expérience assez fondamentale. De plus, le lien avec l’opéra s’est beaucoup intensifié du fait de la résidence à l’Opéra de Rouen Normandie, les collaborations avec le Festival d’Aix-en-Provence, l’Opéra national de Paris, etc.
On peut souligner aussi, en parallèle de ces expériences construites en ensembles et en maisons, votre investissement syndical puisque vous avez été directeur des Forces Musicales, président et y êtes actuellement vice-président aux côtés d’Aline Sam-Giao. C’est une fonction qui vous permet aussi d’apprécier sous un angle différent le secteur mais aussi la fonction de direction qui peut varier selon les structures.
Oui et c’est assez passionnant. Le réseau des maisons d’opéra en France est finalement un réseau assez peu homogène et le rapport de Caroline Sonrier le démontre. Ces institutions se sont toutes développées de manière indépendante, en fonction du territoire sur lequel elles étaient implantées. Elles sont particulièrement soutenues par les villes, l’État ayant, quant à lui, mis beaucoup plus de temps à s’intéresser à ce réseau. En définitif, il n’y pas de structure identique et donc, d’une certaine manière, il n’y a pas une façon identique de faire son métier. Chaque maison est vraiment différente, tant dans sa structure que dans les missions qu’elle doit faire vivre.
Loïc Lachenal © Christophe Urbain
Vous arrivez le 1er octobre 2017 à l’Opéra de Rouen Normandie. Je suppose que, comme tout candidat qui soumet un projet pour une maison, vous aviez un objectif et souhaitiez amener cette structure à une place spécifique.
Ce qui m’avait beaucoup intéressé dans l’appel à candidature de l’Opéra de Rouen Normandie, c’était de trouver une nouvelle forme d’ambition. Un nouveau cahier des charges avait été adopté quelques mois avant mon arrivée et il esquissait le niveau d’activité souhaité et la place que cette maison devait occuper. Il y avait donc quelque chose de l’ordre du « challenge » à mettre en œuvre puisque ce cahier des charges avait des missions relativement nouvelles : je pense notamment à l’ancrage territorial en région, au réseau dans lequel il fallait se réinstaller, développer les activités avec une nouvelle salle, la Chapelle Corneille, etc. Il y avait aussi une réalité très concrète celle d’arriver à stabiliser le financement de cette maison justement nécessaire à ce niveau d’activité.
Quel bilan faites-vous à ce jour ?
Ce qui est étonnant c’est que j’arrive quasiment à la fin de mon premier mandat et je dois dire que c’est difficile pour moi de faire un bilan précis parce que les années covid ont beaucoup freiné la mise en œuvre de mon projet. En définitif, la saison qui se termine aujourd’hui est la première saison intégrale que j’avais préparée et que j’ai pu mener à termes sans contraintes dues à la situation sanitaire. Malgré tout, au moment du renouvellement de mon mandat, j’avais fait un premier bilan d’étape et il est vrai qu’une grande partie des pistes que j’ai souhaité explorer pour cette maison sont déjà mises en œuvre. Ma plus grande satisfaction reste de voir que les équipes de la maison se sont très rapidement emparées du projet. Ensuite, il faut aussi noter que nous sommes sur une phase significative d’augmentation et de renouvellement du public ce qui montre la place de cette maison dans cette ville.
En termes de forces artistiques, l’Opéra de Rouen Normandie dispose d’un orchestre permanent et d’un ensemble vocal en résidence, le choeur accentus. Ce dernier fêtera, par ailleurs, ses 30 ans l’an prochain et plus de 24 ans d’activité dans les murs de la maison …
Effectivement, la résidence d’accentus est un partenariat assez exemplaire. Ce qui est étonnant dans la structuration de la maison, c’est que nous sommes l’endroit de la collaboration féconde avec des ensembles indépendants et malgré tout, nous œuvrons pour l’emploi permanent grâce à notre orchestre maison. La résidence d’accentus joue sur deux volets. D’une part, c’est un enrichissement mutuel, notamment pour les activités propres à l’ensemble puisqu’il s’agit d’une vraie résidence de création, de développement, qui permet notamment le lancement et l’enregistrement de nouveaux programmes a cappella. Nous sommes dans ce cadre, producteur ou coproducteur de nouvelles créations chaque année avec Laurence. D’autre part, elle permet aussi d’encadrer les activités du chœur de l’opéra, activités qui constituent une sorte d’alliage hybride avec un pool de chanteurs installés en Normandie, et un pool complété par des chanteurs d’accentus. C’est très important pour nous de favoriser l’emploi des artistes installés sur le territoire. Rouen est trop proche de Paris pour pouvoir garder, en son sein, une assemblée de chanteurs suffisante. Accentus prend en charge tout le volet de la production artistique et de l’organisation des productions lyriques pour le chœur, ce qui nous garantit finalement de toujours travailler aux bons effectifs, aux bonnes typologies, au bon style de musique et de chanteurs spécifiques qu’on peut avoir sur chaque répertoire, ce qui est la marque de fabrique de cet ensemble.
Et puis nous avons l’orchestre permanent dont la création date de la réouverture du théâtre, il y a 23 ans. Cet orchestre est agréable à accompagner car c’est le dernier orchestre permanent créé en France et qu’il bénéficie de tous les apports philologiques que les ensembles indépendants nous ont apportés. Dès le départ, la vocation de l’orchestre était d’aborder tous les répertoires, sur tous les styles de jeux et d’instruments possibles. On joue de la musique baroque sur cordes boyaux, avec des cors naturels, etc. Par ailleurs, la création contemporaine fait évidemment partie de son histoire et de son ADN et c’est, pour moi, bluffant de voir à quel point cet orchestre joue et se soumet à toutes les expériences scéniques et envies d’interprétations musicales.
Depuis février 2020, vous avez un nouveau directeur musical, Ben Glassberg. Comment se passe cette collaboration artistique ?
La crise sanitaire a forcément impacté son premier mandat [ndrl : qui est toujours en cours]. C’est une rencontre à la fois joyeuse et fructueuse. Quand j’ai pris mes fonctions à l’Opéra, Léo Hussain était encore en poste. J’estimais que c’était important que le directeur musical ait une présence significative dans le temps. De fait, ce n’était pas dans mon projet de le changer tout de suite. Par la suite, il a finalement préféré démissionner pour s’orienter vers d’autre pan de sa carrière. Assez rapidement, j’ai donc été confronté à la recherche d’un nouveau directeur musical, ce qui est un travail assez passionnant. La rencontre avec Ben s’est faite de la manière la plus remarquable. C’est un nom qui est beaucoup suivi et accompagné par ses pairs et ce, avant même qu’il gagne le concours de Besançon. C’est d’ailleurs un nom qui m’a été recommandé par Antonello Manacorda que je cherchais à approcher pour d’autres raisons. Nous avons alors rapidement convié Ben pour des projets, tels que la 5ème symphonie de Tchaïkovski. Il faut savoir que quand vous avez l’habitude d’entendre quotidiennement l’orchestre de sa maison, on sent très bien quand quelque chose de nouveau se passe, quand on entend de nouveaux sons, des nouvelles dynamiques et couleurs, etc. Dans le cadre de la venue de Ben, je me suis vraiment dit : « il se passe quelque chose ! ». Par la suite, nous avons pendant un an et demi continué à échanger et il est venu régulièrement diriger d’autres concerts. Ce qui était le plus intéressant, c’était de voir à quel point il avait envie de travailler, et surtout, de travailler avec les musiciens. Ce fût donc une rencontre très fructueuse parce que nous nous sommes assez vite rendu compte que nous avions les mêmes idées de solistes, des personnes avec qui on avait envie de travailler, etc. Par ailleurs, c’est aussi agréable d’accompagner sa carrière parce que finalement, c’est ça aussi un directeur musical. Il nous apporte beaucoup, mais nous sommes là aussi pour l’accompagner à un moment de sa carrière très particulière parce qu’il a choisi son premier poste de directeur musical ici à l’Opéra de Rouen Normandie. Maintenant, il est premier chef invité au Volksoper de Vienne et de très belles invitations vont arriver les prochaines saisons.
chœur accentus à La Chapelle Corneille © DR
Nous en avons parlé brièvement précédemment, et j’aimerais revenir sur ce point. Vous disposez à l’Opéra de Rouen Normandie, d’une salle de spectacle, qui est une ancienne église : la Chapelle Corneille. C’est un lieu un peu atypique qui dispose notamment dans le chœur d’une sphère d’environ 7 mètres de diamètre qui permet de dévier le son dans la Chapelle. Ce lieu vous permet finalement de développer votre programmation …
Effectivement, et c’est ça aussi qui est assez original et enrichissant à l’Opéra de Rouen Normandie. Nous disposons vraiment de plusieurs sites assez remarquables. Si certains de vos lecteurs fréquentent l’Opéra de Rouen Normandie, ils connaissent le Théâtre des Arts. C’est une grande salle avec un grand plateau et une proximité scène-salle assez propice à une expérience globale du spectacle. Quant à la Chapelle Corneille, c’est une ancienne et vaste église jésuite qui a été en restauration patrimoniale et dont la région Normandie a souhaité qu’elle devienne vraiment un lieu de musique. Elle a été restaurée et confiée à l’Opéra de Rouen Normandie à partir de mon arrivée, la saison 2018-2019. La chapelle est vaste et dispose plus de 600 places. L’expérience du concert y est assez atypique puisque, effectivement, il y a des dispositifs de correction acoustique qui permettent en définitive d’y faire beaucoup plus de musique que ce qui était envisagé au départ. C’est un lieu idéal pour recevoir les compagnies baroques, les ensembles indépendants mais aussi la saison de musique de chambre des musiciens de l’orchestre puisqu’il s’agit d’un lieu de proximité, très inspirant et dans lequel il nous plaît aussi de faire d’autres choses que des concerts. L’atmosphère touche à l’expérience que nous pouvons trouver au Théâtre des Bouffes du Nord. Finalement, à un moment donné, un cadre spécifique s’impose à vous, et c’est dans ce cadre ci qu’il faut trouver de quoi voir et de quoi écouter.
Je me permets de faire la transition avec les actualités de la maison pour aborder ce sujet complexe et technique qu’est la fusion. Il y a sur le territoire normand, deux orchestres : celui de l’opéra, d’une part, et l’orchestre régional de Normandie d’autre part, ces deux formations étant toutes les deux subventionnées par la Région. De nombreuses alertes ont été lancées. Aujourd’hui c’est la piste d’un « rapprochement » administratif qui est à l’ordre du jour. Qu’est-ce que cela va impliquer concrètement, pour vous, pour la maison, pour les musiciens et la filière ?
Ce projet commence un peu à dater. Cela fait maintenant plus de trois saisons que très régulièrement, les musiciens travaillent ensemble, partagent des programmes, des programmes symphoniques plus larges que ces deux formations ne pouvaient se permettre de produire elles-mêmes, et des productions d’opéra. Avec cette formation, qui réunis des musiciens normands, nous avons pu produire une nouvelle Tosca dont la mise en scène a été confiée à David Bobée devait se jouer tant à Rouen qu’à Caen (malheureusement, covid oblige, les représentations au Théâtre de Caen ont été annulées). Cette phase – qui était d’une certaine manière, une phase expérimentale qui permettait d’explorer le champ des possibles en matière de collaboration, de voir les leviers aussi en termes de répertoire, de présence en région – devait permettre de trouver une issue. Et c’est cette issue qui était recherchée après les annonces que le président Hervé Morin avait faites aux musiciens au mois de novembre dernier que de dire qu’il souhaitait voir se rapprocher ces phalanges orchestrales. Cette issue pouvait prendre plusieurs scénarios. A ce jour, les éléments sont plus clairs puisqu’une étude – pilotée par l’État et la Région Normandie – a été menée en lien avec les musiciens, les personnels de la maison, et bien évidemment, les équipes de direction. Il a donc été décidé de consacrer cette phase d’expérimentation à cette envie de rapprocher l’ensemble de ces univers professionnels et musicaux en Normandie dans une seule structure professionnelle qui coifferait, avant tout, les deux projets et les deux entités qui demeureront autonomes mais mieux coordonnées sur le plan artistique. Les deux orchestres ont une mission territoriale en région Normandie très importante et, d’une certaine manière, cela relie davantage les musiciens entre eux dans leur mission que ce que nous pouvions imaginer. Le fait de rassembler tout le monde dans un même établissement public permettra de créer un cadre administratif et organisationnel unique et rendra ces collaborations beaucoup plus faciles à mettre en œuvre. Cette structure va être d’ambition régionale avec deux phalanges. Beaucoup de projets resteront menés en parallèle, au plus près des normands.
Cette restructuration touchera-t-elle votre conventionnement ? Et par ailleurs, pouvons-nous supposer qu’une labellisation « nationale » de l’orchestre soit envisagée ?
Concrètement, le niveau de collaboration se stabilise à peu près au niveau d’un nombre de projets que nous maîtrisons, un nombre de projets qui soit suffisant pour créer une habitude de jeu. C’est très important que les musiciens puissent se voir régulièrement dans l’année afin que le travail soit suffisant d’un point de vue artistique et aussi garder suffisamment d’autonomie. Il a été choisi que l’Opéra de Rouen Normandie, via sa structuration juridique, qui est un EPPC [ndlr : Établissement Public de Coopération Culturelle], intègre toutes ces activités. Forcément, il va y avoir un travail statutaire, de redéfinition du cahier des charges pour pouvoir intégrer ces nouvelles activités, un travail statutaire pour ouvrir la table du Conseil d’Administration a toutes les collectivités qui financent à la fois l’orchestre et l’opéra – les deux principales demeurent l’État et la Région. Néanmoins, cela n’aura pas d’impact sur le conventionnement mais effectivement, cela ouvre d’autres portes sur la dimension du projet symphonique qui pourrait se voir être reconnu d’un label en fonction de la qualité du travail qui sera mis en œuvre à partir de la saison 2023-2024 et qui doit être précisé.
Ce conventionnement Théâtre Lyrique d’intérêt National, vous l’avez reçu en 2018. A l’époque, c’était un enjeu puisque c’était un nouveau dispositif qui permettait aussi de cadrer les activités des maisons comme celles de Rouen. Aujourd’hui quel retour en faites-vous ?
Le conventionnement (ou la labellisation), c’est toujours une réponse à une équation politique. Ce qui est très important pour une maison, ce n’est pas de recevoir un label ou un conventionnement comme une médaille, mais plutôt apprécier ce que cela dit pour l’avenir, et ce, pendant toute la durée du conventionnement. Cela encourage à maintenir un certain niveau d’activité et une certaine ambition pour un projet. C’est un point particulièrement important, surtout par les temps qui courent. Cela fait partie de ces éléments qui permettent de sécuriser une trajectoire et qui est souhaité par les collectivités. Ce conventionnement est donc très important.
J’y ai beaucoup travaillé lorsque j’étais directeur des Forces Musicales parce qu’à l’époque, l’enjeu était vraiment, dans le cadre de la loi LCAP [ndlr : Loi Création Architecture et Patrimoine], de revoir toutes les modalités d’intervention de l’État auprès des institutions culturelles. Sur le champ de la musique classique, il y avait tout un travail à reprendre sur les réseaux des opéras et des orchestres en région dont certains avaient des dénominations dites « nationales ». Mais tout cela ne correspondait pas à une vraie politique de labels clairement mise en place et envisagée par le ministère de la Culture comme porteuse d’une dynamique de réseau. Il s’agissait donc de reprendre, de clarifier tous ces éléments, et il est vrai que nous avons impulsé la création de plusieurs niveaux d’interventions de l’État, ce qui permet ainsi, d’accompagner un certain nombre de maisons. Au sein du réseau, il y a donc les opéras nationaux et les théâtres lyriques d’intérêt national. S’agissant de ces derniers, le cahier des missions et des charges est très intéressant parce qu’il permet de prendre en compte le paramètre que je vous mentionnais précédemment, à savoir que chaque maison s’est structurée de manière différente dans le temps donc qu’il est très difficile de créer, a posteriori, une norme commune. Ce cahier des missions et des charges agit en dynamique autour d’un tronc commun minimal de niveau d’activité à avoir, qui est complété par quatre grands chapitres qui agissent en complémentarité. Il faut respecter un certain nombre de ces items pour devenir « théâtre lyrique d’intérêt national ». Cette condition et ce fonctionnement permettent justement de mettre en avant des spécificités plutôt que de créer un moule commun à appliquer à l’ensemble du réseau.
C’est intéressant parce que, que ce soit Lille, Dijon, Rouen, on voit bien que les trois projets sont différents …
… oui, même s’il y a des liens qui existent entre nous par ailleurs, notamment en termes de coproduction. Ces spécificités peuvent se traduire par la présence de la structure sur le territoire, le lien avec les publics, le rapport à la création et au renouvellement des genres, le compagnonnage avec des compagnies et ensembles spécialisés, etc.
Loïc Lachenal © Caroline Doutre
Vous faites mention du lien avec le public qui est, effectivement, un sujet primordial. Cela me permet de vous demander à présent de nous parler de ces années Covid et de ses impacts sur la fréquentation.
Même si nous avons pu vivre une saison linéaire, je crois que nous sommes encore au moment où les effets restent inconnus. Nous voyons bien qu’il y a des changements tant dans les pratiques professionnelles que dans les habitudes du public. Mais nous ne sommes qu’au début de l’apparition de ces nouveaux comportements et je pense que nous allons devoir les suivre, les analyser et les piloter. Évidemment, c’est beaucoup plus difficile pour nos maisons qui ne peuvent pas se permettre d’ajuster leur programmation rapidement puisque l’opéra sollicite, comme vous le savez, au minimum 2 voire 3 ans d’anticipation. Ce qui a été, à mon sens, le plus vertigineux durant la crise sanitaire, c’est de se rendre compte à quel point nos maisons en Europe et à l’international étaient complètement interconnectées. Avant même l’entrée en confinement, nous avons vu des frontières se fermer, des compagnies aériennes suspendre leur vol, etc. Dans ce contexte, nous voyions bien le dérèglement que cela créait. Nous avons tous eu dans notre carrière un projet ou un concert à annuler pour x ou y raisons. Quand cela se produit à l’échelle d’un continent ou d’une planète entière, nous avons nécessairement un sentiment de responsabilité qui est très fort pour nos personnels et les artistes qui vivent de leur métier dans notre maison. La vraie qualité de notre travail, c’est la compétence du personnel et les talents des artistes. Quand quelque chose arrive de manière si imprévisible il faut absolument qu’on soit en mesure de protéger ces savoir-faire et ces talents parce que dès lors qu’une activité peut et doit reprendre, que se passe-t-il s’ils n’ont pas été protégés et ne sont plus au rendez-vous ? A l’échelle des Forces Musicales, nous avons pu en France, faire en sorte que chacun ne se replie pas de manière individualiste sur ses propres enjeux de structure et fasse jouer comme ça à tort et à travers des clauses de forces majeures et plutôt d’un sentiment de responsabilité collectif qu’on devait avoir. Nous avons pu bénéficier de montants d’aide assez exceptionnels et toutes les subventions ont été maintenues. Mon regret c’était plutôt de constater, a posteriori, que si on avait su que nous en aurions finalement a minima pour deux ans, nous aurions beaucoup plus remanié nos activités, serions allés vers des activités de recherche, numérique, audiovisuel pour trouver des nouveaux formats à transmettre au public parce qu’il faut le dire, la force de nos maisons opéra et orchestres pendant ce temps de covid, c’est que nous avons tous continué à travailler et qu’on a tous trouvé des moyens de parler à notre public et c’est un point très important pour la suite. Aujourd’hui nous sommes sur une saison de redémarrage et nous voyons bien que les choses ont changé.
En termes de comportement du public ?
Oui ! Le public est beaucoup plus volatil, il se décide plus tardivement à sortir, à venir au spectacle. Nous voyons bien que les grands titres du répertoire sont toujours les plus réconfortants dans ce genre de moment, et qu’a contrario, les expériences nouvelles et les créations originales ont plus de difficultés à trouver leurs spectateurs. Néanmoins, je pense que ce constat restera périodique. A l’Opéra de Rouen Normandie, j’estime que nous avons plutôt bien résisté. Preuve en est, l’ouverture des abonnements est assez enthousiasmante car nous sommes à + 15% par rapport à l’année dernière à la même période.
C’est une saison 2022-2023 bien remplie qui s’annonce. On notera un Rigoletto avec Pene Pati, Le Songe dans une mise en scène de Robert Carsen, la Pathétique, toujours sous la direction de Ben Glassberg donc, un grand solo chorégraphie d’Anne Teresa De Keersmaeker, et toute la saison de concerts. Qu’est-ce que vous conseilleriez aux lecteurs de Forum Opéra ?
Tout [rires] ! Il faut tout voir et picorer avec gourmandise. Nous avons des formules d’abonnement extrêmement avantageuses. En réalité, c’est difficile de donner une sélection. Vous signez déjà quelques beaux rendez-vous et effectivement, je crois qu’il y aura de très beaux plateaux. Il y aura les deux frères Patti. Nous pourrons voir Jakub Józef Orliński et tous ses talents de chanteur, de danseur, et de break-danseur dans le cadre d’une nouvelle production de Serse. Il y aura beaucoup d’émerveillements avec Le Songe et Le Voyage dans la lune. Il y a également beaucoup de concerts à vivre en famille aussi. Nous nous sommes calés sur des nouveaux horaires de vie, afin de programmer des concerts à 18h00 le samedi qui permettent à de nouveaux publics de venir, ce qui, je le redis, est un point très important pour nous.
A l’heure actuelle, le management des maisons d’opéra, la direction de projet artistique semblent soulever de nombreux enjeux. Vous avez fait mention de la mission nationale de Caroline Sonrier qui proposait un certain nombre de pistes de réflexion et de propositions qui pouvaient être mises en place assez rapidement. Par ailleurs, un certain nombre de directeurs et directrices s’expriment régulièrement sur ces différentes problématiques. Selon vous, quel est l’enjeu de l’opéra aujourd’hui ?
Pour l’Opéra avec un grand O, je reste assez confiant. Nous voyons bien que même aujourd’hui, dans un monde très interconnecté, dès lors que des spectateurs sont dans la salle, que des jeunes viennent voir pour la première fois ce qu’est véritablement un spectacle d’opéra, ils sont toujours fascinés par l’ampleur des représentations. Nous devons rester confiants s’agissant de l’art que nous souhaitons défendre. A mon sens, l’enjeu reste l’ensemble des problématiques structurelles des maisons d’opéra. Effectivement, la structuration du travail, les financements, etc., sont assez préoccupants. De plus, il y a aussi la question des ressources humaines, la question des équipes post-covid qu’il faut continuellement accompagner. Enfin, il y a aussi des enjeux macroéconomiques aujourd’hui qui se rajoutent et qui sont inquiétants. L’inflation risque forcément de créer des tensions sociales importantes. Nous avons très peu de marge de manœuvre économique pour accompagner l’augmentation des salaires qui serait nécessaire. Par ailleurs, le coût des matières premières, qui vont renchérir le coût des productions, interpellent. Ce sont des points importants et inquiétants parce que, et Caroline Sonrier le disait dans son rapport, il ne faudrait pas que nous rentrions dans un cycle d’austérité où la variable sera le nombre de projets, le nombre de représentations offertes – parce qu’elles ont déjà beaucoup baissé ces dernières année –,etc. Tout l’enjeu se situe ici. Nous devons continuer de produire, de créer, de jouer et de diffuser et d’avoir des saisons suffisamment diverses pour susciter l’envie et la découverte du public !