L’opéra vécut des jours prospères au temps de Napoléon. Pour autant, peut-on parler d’âge d’or ? Les avis divergent.
L’histoire de la musique se souvient-elle d’Ossian ?
Cet ouvrage du compositeur Le Sueur, auteur de la marche du Sacre de l’Empereur, est le premier qui fut créé sous l’Empire à l’Opéra de Paris. Il mettait en exergue le héros scandinave favori de Napoléon Ier. Cet ouvrage connut un succès ininterrompu pendant près de dix ans. On l’a oublié depuis – bien que les musicologues aient vu dans sa « scène du songe » une avancée vers le romantisme.
A l’entracte, Napoléon fit venir Le Sueur et détacha sa propre Légion d’honneur pour la lui remettre. Le lendemain, il lui fit porter une tabatière dorée et une bourse de 18.000 francs.
Le Sueur fait partie des compositeurs qui ont marqué l’Empire. Mais si on en fait la liste, il faut se rendre à l’évidence : aucun n’a égalé les Haydn, Beethoven, Schubert, Weber ou Paganini qui vivaient à la même époque en Allemagne ou en Italie.
Quelles furent les créations à l’Opéra sous l’Empire ?
Après Ossian en 1804, Nephtali en 1806 . On aurait complètement oublié son compositeur, Blangini, s’il n’était devenu l’amant de Pauline Bonaparte – au grand dam de son empereur de frère, d’ailleurs !
L’année 1807 voit le triomphe du Triomphe de Trajan, dont nous avons parlé dans un précédent article.
Et voici, la même année, La Vestale de Spontini. Le compositeur, arrivé en France en 1803, s’est ouvert une voie royale – et même impériale ! – en composant une cantate à la gloire d’Austerlitz.
Sa Vestale est l’histoire d’un prêtresse qui sacrifie son vœu de chasteté à son amour pour Licinius. On entend des marches triomphales, des grands choeurs, on assiste à des présentations d’aigles et des maniements de sceptres. On glorifie le général romain : « Les trépas ou l’esclavage allait être le partage / des enfants de Romulus ;/ Un héros à l’aigle altière/ Rend son audace première /Nos ennemis sont vaincus. »
Et le public vibre à l’allusion napoléonienne tandis que se déroule une musique que la Callas, au 20e siècle, n’a pas hésité à remettre au goût du jour. L’ouvrage fut représenté près de cent fois lors de sa création et l’Institut de France le déclara meilleur ouvrage lyrique de la décennie.
En 1808 et 1809 sont créés Aristippe de Kreutzer et La Mort d’Adam de Le Sueur, dont nous avons parlé dans un précédent article.
Après le succès de La Vestale, Napoléon 1er commande un autre opéra à Spontini. Ce sera Fernand Cortez, créé en 1809. L’évocation de la conquête du Mexique par les Espagnols sert la campagne de Napoléon contre l’Espagne. On y voit l’héroïque Cortez sauver Amazily de la torture dont elle est menacée par des prêtres mexicains sanguinaires. Malheureusement, le ton dithyrambique de l’ouvrage fut mal reçu à une époque où les armées napoléoniennes étaient en difficulté. Il y eut des manifestations hostiles, réprimées par la police.
Ni Hippomène et Atalante, ni Alcibiade de Piccini, créés en 1810 et en 1814, ni Abel de Kreutzer, créé la même année, ni les Bayadères ou le Sophocle de deux inconnus, Catel et Fiocchi, ni l’Oenone de Kalkbrenner créé en 1812, ni encore La Jérusalem délivrée de Persuis, chef d’orchestre de l’Opéra, créé en 1813, ni enfin Médée de Granges de Fontenelle n’ont été retenus par l’histoire de la musique.
Quant aux Amazones de Méhul, créées en 1812, si leur compositeur est connu, c’est parce qu’il fut l’auteur, à la Révolution, du Chant du départ. Son intention était pourtant bonne, dans cette oeuvre : mettre en scène un mariage entraînant la réconciliation de deux peuples, faisant écho à l’union de Napoléon et Marie-Louise d’Autriche !
Reste un dernier opéra : Les Abencérages de Cherubini, créé le 6 avril 1813 en présence du couple impérial. Bien qu’il soit considéré comme un précurseur des futurs grands opéras français, cet ouvrage n’ eut pas le même succès que la Médée composée par le même Cherubini seize ans plus tôt.
Là s’arrêta la production lyrique de l’Empire. Elle marqua son époque mais point l’Histoire. Ah, si Berlioz était né trente ans plus tôt !…
André PEYREGNE
Par ces temps de bicentenaire controversé, si l’on demandait aux mélomanes, et a fortiori à ceux pour qui la musique dite classique est un monde aussi lointain que la planète Terminus, de citer un opéra de la période napoléonienne, on pourrait dresser un tableau en deux colonnes qui départagerait ceux qui lèveraient les yeux au ciel d’ignorante exaspération et ceux qui hausseraient les épaules d’impuissance. Il n’en faudrait sans doute pas plus pour considérer cette – courte – ère de notre histoire comme aussi vide de musique à moins qu’elle ne fût militaire.
Alors la question mérite d’être posée : la période napoléonienne fut elle néfaste à l’opéra ? Ou du moins, constitue-t-elle une sorte de trou noir dont rien ne reste car rien ne le mérite ?
L’Empereur, on le sait, n’était peut-être pas un mélomane averti, mais il n’était pas pour autant hermétique à la musique. Il avait même ses préférences lyriques, comme Paisiello, par exemple, à qui il a confié la composition de la musique du sacre de 1804, mais qui est prudemment rentré à Naples sans y assister.
Berlioz, rapportant les souvenirs de Cherubini, raconte ainsi que Napoléon – qui ne l’appréciait guère – aurait dit à ce dernier qu’il aimait la musique « monotone », qui le « berçait doucement ». Pour autant, Napoléon ne dédaignait pas la pompe lorsqu’il s’agissait de célébrer sa gloire et celle de l’Empire. Car, quelle que soit l’idée que l’on se fait de son régime, à l’instar de tous les hommes de pouvoir, Napoléon a cherché à appuyer le sien sur l’un des principaux vecteurs culturels de l’époque, à savoir l’art lyrique, de façon moins visible sans doute que les grandes fresques des peintres de la cour impériale, mais de manière tout aussi résolue, en commençant par tout concentrer au sein de l’Académie impériale de musique.
Napoléon remet cette institution à flots à grands coups de subventions et avec trois à quatre créations d’œuvres nouvelles par an en moyenne jusqu’en 1813. Plus d’un quart de tous les spectacles donnés jusqu’en 1815 à l’Opéra sont des créations. On en compte vingt-trois entre 1810 et 1815. Or, plus de la moitié est due à quatre compositeurs : Kreutzer, Méhul, Persuis et Berton. Les deux derniers nous sont inconnus, le premier n’est resté que grâce à la sonate pour violon (c’était l’un des plus grands violonistes de son temps) que lui a dédiée Beethoven et le deuxième, le plus célèbre, reste surtout dans la mémoire collective à cause de son Chant du départ – et encore qui sait dans le grand public qu’il en est l’auteur ?
Spontini, Cherubini ou Le Sueur ont eux-mêmes créé des ouvrages dont nous restent essentiellement, très épisodiquement, la seule Vestale du premier, mais dont beaucoup d’autres ont alors rencontré un immense succès. C’est le cas de Charles-Simon Catel, encore plus oublié que les susnommés, et pourtant vraie star de son temps, dont Les Bayadères remportent le plus gros succès et la meilleure recette de l’année 1810, mais à qui on ne commandera plus rien ou presque. C’est l’administration de l’Opéra et donc le pouvoir lui-même qui a coupé les ailes de ceux-là. L’Empereur n’aimait pas Cherubini, dont le caractère entier l’avait amené – avant que Bonaparte ne devienne Napoléon – à renvoyer le général prétentieux dans ses lignes arrières sur les sujets musicaux. Napoléon avait de la mémoire.
De même que la personnalité de Spontini et sa maladresse à glorifier, en 1809, Fernand Cortéz en pleine guerre en Espagne, l’avait conduit à être renvoyé de sa charge de compositeur de la maison de l’Impératrice au profit de Paër.
Donc il est évident que le genre lyrique ne faiblit pas durant cette période et qu’il est même prolifique à Paris, comme ailleurs en Europe –surtout en Italie.
Le sujet est autre.
En effet, des opéras tombés dans l’oubli sont ils forcément le signe d’une période qui ne leur était pas propice ? Aurait-on alors vécu une sorte d’épidémie de médiocrité parmi leurs auteurs qui devait immanquablement conduire à leur irrémédiable disparition ? Un compositeur et chef d’orchestre récemment disparu et connu pour ses formules définitives, estimait par exemple que si une œuvre avait disparu, ce n’était certainement pas par hasard.
Mais les choses ne sont pas si simpl(ist)es.
Tenez, prenez un compositeur dont l’étoile commence à briller au début des années 1810 –en particulier à Venise, alors sous domination française : Rossini. Avant la redécouverte de toutes ses œuvres voici plus de 50 ans, le cygne de Pesaro n’était guère célèbre que pour cinq ou six titres et il en va de même pour bien d’autres œuvres du bel canto. On connaît Donizetti pour quelques uns de ses soixante-quinze opéras et Bellini pour une poignée – il n’a guère eu le temps d’en faire d’autres. Mais où sont passés Mercadante, Pacini ou Ricci ? On pourrait aussi évoquer le sort des opéras de la période baroque, littéralement oubliés pendant deux voire trois siècles. On ne joue très régulièrement qu’une poignée des seize opéras de Gounod et que dire de Saint-Saëns, dont le legs lyrique se résume dans l’esprit général à Samson et Dalila, alors qu’il en a écrit une douzaine d’autres. Que dire encore des nombreuses œuvres d’Auber, de Reyer, Niedermeyer, Halévy et tant d’autres, si souvent saluées en leur temps, pour ne parler que de l’opéra français ou à tout le moins francophone? Que dire de celles d’Offenbach, dont on ne connaît vraiment qu’une petite partie du catalogue ?
C’est ainsi, depuis plus de quatre siècles que l’art lyrique existe : des centaines d’œuvres, dont on ne soupçonne pas même l’existence, attendent dans les cartons d’archives des théâtres leur propre renaissance. D’énormes pans du répertoire espèrent que des initiatives courageuses, comme celles du merveilleux Palazzetto Bru Zane ou du label CPO pour le répertoire germanique ou nordique, nous donnent au moins une chance de nous faire une idée et un jugement. Prenez par exemple les articles parus lors de la redécouverte d’Uthal de Méhul (1806), grâce au Palazzetto Bru Zane, y compris dans ces colonnes. Tous parlent bien d’une œuvre parfaitement digne d’intérêt.
Evidemment, toute la production de cette période ne vaut sans doute pas qu’on lui rende les honneurs, même militaires, comme aurait dit Napoléon. Toutes les œuvres créées sous l’Empire ne recèlent naturellement pas des trésors incommensurables. Mais pas plus, ni moins que les opéras baroques qu’un effet de mode a fini par ressusciter et d’ailleurs pas systématiquement pour le meilleur.
Il ne s’agit que de cela au fond : des effets de mode, dont le principal avantage est de nous permettre de sortir des sentiers battus, rabattus et rabâchés à l’opéra. En dehors de nouveaux chemins que lui fera prendre la création contemporaine, il en sera ainsi tant que l’art lyrique vivra et c’est peut-être même ce qui le sauvera.
Cédric MANUEL