N’en déplaise à ses contempteurs prompts à pointer du doigt ses tendances phallocratiques, l’opéra ne consacre pas forcément la défaite des femmes, ainsi que l’affirmait Catherine Clément* dans un ouvrage qui a la faiblesse de circonscrire son propos à la seule période romantique. En cette journée internationale du droit des femmes, dix héroïnes finalement triomphantes de l’hégémonie masculine nous en apportent la preuve réconfortante.
1. Susanna – Mozart, Le Nozze di Figaro (1786)
S’il est un opéra à la gloire des femmes, ce sont bien Le Nozze di Figaro. Et en y regardant bien, le personnage central c’est Susanna et nul autre. Dès la 1ère scène, elle montre à son cher et naïf Figaro qu’elle n’est pas dupe des manigances du Comte Almaviva. Elle est présente en scène plus que tout autre personnage et participe à tous les coups : elle esquive le rétablissement de l’infâmant droit de cuissage, sauve la comtesse de l’humiliation en évitant que ne soit une fois de plus découvert dans son boudoir le jeune page aux hormones en ébullition, rend à sa maîtresse sa dignité, en obligeant le comte à ravaler sa morgue en lui présentant des excuses pour sa jalousie maladive, et tout çà le jour de son mariage. C’est Susanna qui siffle la fin de cette folle journée : « Giunse alfin il momento … » – « Il est enfin venu le moment, où je vais pouvoir trouver le bonheur dans les bras de mon aimé ». Et si Mozart ne lui a pas confié beaucoup d’airs, c’est à elle que revient l’ultime aria, avant le tutti final. Et quel air ! Elle entonne l’une des plus belles invitations à l’amour : « Viens sans plus attendre, là où l’amour t’invite au plaisir… Viens, dans ces bosquets cachés je veux couronner ton front de roses ». Piment érotique suprême, elle lance cette invitation à son Figaro, tapi dans les buissons, en lui laissant croire qu’elle l’adresse à un autre. Anna Netrebko incarne superbement cette femme intelligente, sensible et sensuelle, tellement humaine, qui conclut de si belle manière un chef-d’œuvre qui aurait pu, qui aurait dû s’intituler Les Noces de Susanna. [Benoît Jacques de Dixmude]
2. Isabella – Rossini, L’italiana in Algeri (1813)
Le répertoire de l’opéra tente de se disculper de ses errances machistes en s’inventant, par le méta, par le sous-texte, de grandes figures féministes. En vérité, s’il nous est permis de scruter très franchement le répertoire de cet art que nous vénérons, force est de constater que les compositeurs ont rarement, à dessein, modelé de grandes figures féministes. L’exception – peut-être même l’unique – est Isabella. Simplement parce qu’au terme de l’intrigue de L’Italienne à Alger qui voit une jeune femme triompher de la bêtise masculine ambiante, elle assène à ses contradicteurs cette vérité essentielle : l’homme qu’il soit occidental ou oriental, finit invariablement par se perdre. Soit par sa vanité, soit par sa libido, soit par sa goinfrerie et son amour immodéré des pâtes. Voila l’enseignement d’Isabella. Il est à la fois le plus drôle, le plus spirituel, le moins ronflant, le plus rossinien des messages. [Camille De Rijck]
3. Elena – Rossini, La donna del lago (1819)
Plus belle que la « demoiselle d’Inibaca » – si l’on en croit le chœur dès sa première apparition –, douce, rêveuse et assujettie à l’autorité paternelle, Elena se présente au premier abord comme la victime désignée de la convoitise masculine. Ils sont plusieurs à la désirer âprement : Rodrigo, Uberto et Malcom. Son père, Douglas, l’a promise au plus féroce des trois. L’affaire semble mal engagée. Pourtant, elle finira par épouser celui qu’elle aime – Malcom, rôle confié à une voix féminine, autre preuve dans cet opéra de la déroute des hommes. Le rondo final dans lequel la jeune fille exprime sa liesse est un feu d’artifice vocal qui élève la prima donna au rang de diva. C’est ainsi qu’avec Rossini, la femme doublement triomphe. [Christophe Rizoud]
4. Norina – Donizetti, Don Pasquale (1843)
Don Pasquale est l’un des rares opéras de Gaetano Donizetti à n’avoir jamais quitté le répertoire. Il met en scène un riche et vieux célibataire, Don Pasquale, furieux que son unique héritier, Ernesto, soit amoureux de Norina, une jeune veuve sans fortune. Il décide donc de se marier pour s’assurer une descendance. Il charge son ami, le Docteur Malatesta, de lui trouver une épouse. Celui-ci est bien conscient qu’il s’agit d’une folie. Mais, comme dit le dicton anglais, « There’s no fool like an old fool » (« Il n’y a pas pire imbécile qu’un vieil imbécile »). Il ourdit un complot pour faire revenir Don Pasquale à des projets plus réalistes. Norina se présentera à lui comme une pure idiote tout juste sortie du couvent mais, une fois mariée, elle se révélera impossible, allant jusqu’à courir le guilledou avec Ernesto. Berné mais calmé, Don Pasquale abandonnera ses projets, acceptant le mariage de son héritier. [Jean Michel Pennetier]
5. Esclarmonde – Massenet, Esclarmonde (1889)
Il existe quelques Esclarmonde historiques. Celle d’Alfred Blau et Louis Ferdinand de Gramont est toutefois de pure fantaisie. Les deux librettistes se sont basés sur plusieurs chansons de geste des XIIe et XIIIe siècles. Esclarmonde est la fille du vieil empereur de Byzance Phorcas qui a abdiqué en faveur de celle-ci et qui l’a également initiée à la magie. Personne ne doit voir le visage de la jeune fille jusqu’à ses vingts ans, un tournoi décidera alors de son future époux. Mais Esclarmonde est amoureuse de Roland de Blois, un chevalier français. Exilée sur une île enchantée avec sa sœur Parséis, elle attire le jeune homme grâce à ses pouvoirs. Il y avait urgence car Roland doit épouser Bathilde la fille du roi de France Cléomer. Après une nuit sur laquelle nous jetterons un voile pudique (une « douce nuit d’amour où sans peur, sans remords, entre mes bras tu t’es abandonnée à de brûlants transports ! » , pour citer l’un des participants), Esclarmonde, toujours voilée, fait promettre à Roland de ne rien révéler de ces événements, et de ne pas chercher à savoir qui elle est ni à voir son visage. Elle lui offre l’épée de Saint-Georges (comme dans le jeu vidéo Assassin’s Creed Valhalla), arme qui lui assurera une victoire certaine sur les sarrasins tant qu’il gardera leur secret. Elle lui promet également de le rejoindre chaque nuit où qu’il soit. Arrivé à Blois alors que le situation semblait désespérée, Roland sauve la ville de ses envahisseurs. Cléomer lui offre la main de Bathilde en récompense (quelle époque…), mais le jeune homme la refuse et déclare qu’il ne peut en donner publiquement la raison. L’Evêque de Blois flaire un sortilège. Il force Roland à se confesser, et c’est le moment que choisit Esclarmonde pour rejoindre son amant. L’évêque prétend l’exorciser et lui arrache son voile. L’épée de Saint-Georges se brise. La jeune femme, s’enfuit dans les airs en dévoilant sa face : « Tu veux la contempler ! Sois heureux ; tu la vois ! ». Parséis et son fiancé Enéas expliquent toute l’histoire à Phorcas : « Elle a voulu choisir elle-même un époux ! ». Très en colère, Phorcas demande à Esclarmonde, qui a perdu ses pouvoirs magiques, d’annoncer à Roland qu’ils doivent se séparer. Elle s’exécute à regret. Le jeune homme se jette à cœur perdu dans le tournoi, où il cherche la mort, mais il en est vainqueur. Comme l’écrit le critique Louis Gallet dans la Nouvelle Revue à la création de l’ouvrage : « La force de l’habitude l’a emporté sur sa résolution ». Roland gagne ainsi la main de la princesse inconnue… qui se révèle n’être autre qu’Esclarmonde.
L’ouvrage est l’un des meilleurs Massenet parmi ceux qui ne sont plus au répertoire. Il fut créé le 15 mai 1889 au Théâtre Lyrique. Le rôle-titre était expressément écrit pour Sybil Sanderson, cantatrice américaine d’une grande beauté et dont la voix s’étendait sur trois octaves. On comprend que les cantatrices ne se sont pas bousculées pour les reprises.
Dans les années 70, on doit à Joan Sutherland et Richard Bonynge la résurrection scénique et au disque de cet étonnant opéra. Le soprano australien y offre une de ses meilleurs compositions, d’une magnifique autorité. Mais même Sutherland, avec ses contre-ré particulièrement excitants, ne peut toutefois offrir le contre-sol écrit pour Sybil Sanderson, note assez anecdotique il est vrai. [Jean Michel Pennetier]
6. Alice – Verdi, Falstaff (1893)
Tout attaché qu’il était à son pancione (gros ventre) comme il appelait Falstaff, Verdi n’a, pour autant qu’on sache, jamais pensé à appeler son ultime chef-d’œuvre comme son confrère Nicolaï plus de 40 ans auparavant. Ce dernier avait retenu le titre original de la pièce de Shakespeare Les Joyeuses commères de Windsor, mettant en avant le rôle des femmes dans cette comédie. Pourtant, Verdi aurait pu faire de même tant il met lui aussi en lumière leur victoire totale sur le gros lourdaud. Et la généralissime de ce triomphe féminin n’est autre qu’Alice Ford, personnage féminin dont on peut dire qu’elle est parmi les plus modernes de l’histoire de l’opéra. 1: elle met KO la séduction lourdingue du chevalier libidineux en l’attirant à deux reprises dans des pièges que seul un homme très sûr de lui ne peut pas voir, surtout après avoir eu ses ardeurs très rafraîchies une première fois. Aujourd’hui, Alice taggerait : #balancetonporcdanslatamise et #pizzicailbalordo. 2: elle donne une grande claque au patriarcat en ridiculisant la jalousie de son propre mari et en l’empêchant de surcroît de marier leur fille à un homme qu’elle n’aime pas. Certes, c’est bien Ford qui autorise finalement les noces de Nannetta avec Fenton, mais a-t-il encore le choix ? Et pour réussir tout cela, Alice embauche toutes les amies qui l’entourent, chacune avec son tempérament mais toutes avec la même détermination à ruiner avec un brio jubilatoire les petits jeux puérils de ces mâles testostéronés… Tout commence dans la deuxième scène du premier acte de l’opéra, ici dans son intégralité avec Herva Nelli dans le rôle d’Alice, sous la direction d’Arturo Toscanini. [Cédric Manuel]
7. Jenůfa – Janáček, Jenůfa (1903)
A bien y regarder, Jenůfa aurait tout pour faire le chapitre d’ouverture du livre de Catherine Clément*. Défaite, elle l’est avant même que le rideau se lève : célibataire et enceinte d’un parent éloigné et alcoolique, prisonnière d’une famille décimée par la boisson, dans la société morave du 18e siècle. Elle ne peut qu’aller vers l’ostracisation et la mort. Pourtant elle se sauve autant qu’elle est sauvée. Certes Kostelnička va prendre sur elle la plus grande partie de la défaite, même si elle espère pouvoir enterrer le crime et la culpabilité en même temps que le corps de l’enfant. Jenůfa se sauve tout de même par ses qualités. Sa bonté, bien plus que sa beauté lacérée, lui valent l’amour jamais trahi de Laca. Par lui viendront le salut social et les sentiments véritables. La musique de Janáček ne nous dit pas autre chose, dans ce crescendo triomphal final assez inhabituel sous sa plume, le plus souvent tragique. [Yannick Boussaert]
8. Arabella – Strauss, Arabella (1933)
Moins directement touchante que la Maréchale du Chevalier à la Rose, pas aussi fascinante que Salome, plus ingénue que la Comtesse de Capriccio ; qui est vraiment Arabella ? Richard Strauss lui-même eut des difficultés à mettre en musique cette jeune fille de bonne famille qu’il trouva, de prime abord, « peu intéressante et presque antipathique ». Et pourtant, quelle fantastique héroïne que celle-ci, refusant tous les prétendants pour mieux attendre le « bon » (der Richtige) qui devra s’imposer à elle par l’évidence d’un premier regard, et concluant l’œuvre dans une ultime preuve d’indépendance en sommant Mandryka de la prendre « telle qu’elle est » ! Et quelle étrange sororité avec Zdenka, cadette habillée en garçon qui s’interroge, avant l’heure, sur l’ambiguïté de l’identité et du genre : pour leur dernière collaboration, Strauss et Hofmannsthal ne se contentent pas de glorifier une femme ; ils font triompher LA femme. [Clément Taillia]
9. Emilie – Saariaho, Emilie (2010)
Conséquence heureuse du mouvement #metoo, on semble s’intéresser de plus en plus aux femmes qui ont su être davantage que des maîtresses ou des mères dans un siècle qui ne le leur permettait pas vraiment. Mais Kaija Saariaho n’a pas attendu ce retournement pour signer en 2008 son monodrame Emilie, écrit pour sa compatriote Karita Mattila. Le livret d’Amin Maalouf s’inspire de la vie d’Emilie du Châtelet, scientifique connue encore de nos jours pour avoir fourni la première traduction des Principia Mathematicae de Newton. En un peu moins d’une heure trente, on suit les angoisses et interrogations d’une scientifique assaillie de pensées de mort, de fièvre de travail et de tourments amoureux. On en retient le portrait complexe d’une femme éprise de connaissance et de vie : « Jusqu’au dernier moment, j’aurai une plume dans la main, la tête haute, le cœur amoureux, l’esprit dans les étoiles ». [Alexandre Jamar]
10. Penthesilea – Dusapin, Penthesilea (2015)
Si la violence est prégnante dans l’opéra de Dusapin, c’est toujours par contraste avec la pureté d’un amour sincère. Si la loi tend à assurer la toute-puissance des femmes, c’est assurément à leur dépens. Si les Amazones ont un mythe fondateur, c’est celui d’un viol originel dont les conséquences dévastatrices perdurent inexorablement. Dans Penthesilea, les femmes sont certainement puissantes mais aussi – et surtout – aveuglées par une rage ancestrale – rage faite loi – qui les mène à rejouer la violence fondatrice. Et c’est précisément cela qui est intéressant : en brouillant les frontières entre le bien et le mal, entre l’amour et la haine, entre l’archaïsme et la modernité, entre une sauvagerie absolue et la délicatesse la plus extrême, Penthesilea repose une question universelle : comment aimer une chose ou une personne qu’il nous est interdit d’aimer sans se détruire, sans la détruire ? [Maxime de Brogniez]
* Catherine Clément, L’Opéra ou la défaite des femmes (Grasset, 1979)