Certains compositeurs ont eu dans leur production un ou plusieurs ouvrages lyriques au destin singulier.
Il y a l’opéra inachevé : Lulu de Berg, par exemple, qui sera complété par Friedrich Cerha. Turandot de Puccini qui compte au moins deux finals officiels (Alfano et Berio) et plusieurs qui le sont moins. (On a entendu récemment un final combiné des deux précités, et quelques essais qu’il vaut mieux ne pas mentionner ici…).
L’opéra inachevé mais dans le sens où le compositeur a écrit suffisamment de matériel pour le compléter, mais n’a pas vécu assez longtemps pour lui donner sa forme finale : Les Contes d’Hoffmann, dont les dernières versions qui sortent de chapeaux d’origine douteuse, versions qui durent presque autant qu’un opéra de Wagner, avec énormément de petites mains plus ou moins habiles qui ont fini par gonfler cet ouvrage comme un corps noyé se remplit d’eau. Le légiste peine à reconnaître les traits du défunt.
Il y a l’opéra perdu : Rübezahl de Mahler, par exemple. Encore très jeune, il avait confié le premier acte à son librettiste Siegfried Lipiner, qui l’a perdu. Furieux et dégoûté, Mahler n’a plus eu l’envie – ni le temps – de le reprendre.
Il y a l’opéra détruit par son auteur : Tchaïkovski et son Voïévode par exemple. Brûlé et malgré tout péniblement reconstruit d’après esquisses après sa mort. Si péniblement qu’on ne le voit plus errer dans les couloirs des maisons lyriques.
L’opéra détruit par le temps : sur plus de 80 opéras d’Albinoni, le bombardement de la bibliothèque de Dresde n’aura permis à notre époque de n’en connaitre que quelques-uns…
Le compositeur qui n’écrit pas d’opéra parce que ce n’est pas son inclinaison naturelle, Brahms, Chopin, ou un tout petit à la rigueur comme Sibelius, Schumann ou Bruckner, qui ne sont pas restés… Dutilleux, parmi les modernes aimés du public.
Il y a le compositeur qui déclare ne plus vouloir écrire d’opéra mais ne s’y tient pas : Verdi, 16 ans entre Aida et Otello.
Celui qui le déclare et s’y tient : Rossini n’écrit plus d’opéra entre Guillaume Tell (1829) et sa mort (1868).
Et puis enfin, il y a Pierre Boulez, dont l’opéra annoncé aura été une Arlésienne de plus de 60 ans. Cela en fait le plus remarquable fantôme de l’histoire de l’art lyrique, puisque les films américains nous rappellent qu’un fantôme n’est ce qu’il est, que par la vertu d’un certain « unfinished business », une affaire non réglée sur cette Terre.
Au tout début de mes trois années d’assistant auprès de Boulez (1989-92) à l’Intercontemporain mais aussi à l’étranger, je n’avais pas entendu parler de cette « immortelle Bien-Aimée » qui était à Pierre ce que la femme impossible et idéale était à Beethoven. Attribuée tantôt à celle-ci, tantôt à celle-là, la lettre du compositeur allemand reste un mystère et ne change rien au fait : il vécut seul avec sa Musique pour unique compagne fidèle et constante.
Ainsi Boulez eut plusieurs projets d’opéras dont aucun n’aboutit, mais cette idée fixe d’écrire un ouvrage lyrique, plusieurs fois annoncé, toujours avorté, l’a rendu aussi légendaire que la missive du grand Ludwig.
Tout a commencé de mon côté par un cadeau que je lui fis pour son anniversaire en 1990. Une réduction pour piano et chant de Pli selon Pli, qui lui avait fait bien plaisir car elle manquait pour permettre aux chanteurs désireux d’interpréter l’œuvre de l’apprendre plus facilement. Avant de la lui donner, un ami me rappela que certains « spécialistes » de Boulez considéraient l’œuvre comme un petit opéra. Ce que je répétais à Pierre en le lui donnant. Sa réponse fut empreinte de cet humour bonhomme qu’il réservait à son cercle de confiance : « Oh, Frédéric, on dit tout et son contraire. Vous admettrez que dans Pli selon Pli, ça manque sérieusement d’action, avant de pouvoir appeler cela un opéra ». Tout Boulez dans cette réponse.
A partir de là, de nombreuses conversations où le sujet du fameux ouvrage lyrique revenait, espacées souvent de plusieurs mois.
Il me confia ainsi un jour qu’il avait été tenté de terminer Lulu. « Ma connaissance de son langage et ma maitrise des techniques de Berg me rendait la chose évidente. Mais tout de même, Berg utilisait aussi beaucoup les musiques de la rue, l’accordéon, des valses populaires ici et là… Ce n’est pas mon truc (il pouvait employer ce genre d’expression en privé). Chez Renaud-Barrault, c’était Maurice Jarre qui s’en occupait, moi je faisais l’expérimental ». Il ajoutait qu’il lui était pourtant arrivé une fois de diriger une opérette d’Offenbach. Il pestait pendant la représentation et lâchait parfois un chapelet de « M…. », jusqu’à ce qu’une dame dernière lui ne s’en plaigne. Boulez, de rage, lui mis la partition sur les genoux et termina par cœur. Cette anecdote montre à quel point il était professionnel et connaissait même les musiques qui lui plaisaient le moins, du moment qu’il avait à les interpréter.
Il semble donc que le premier essai sérieux ait été autour d’un livret de Jean Genet. La figure de l’homme insaisissable, « sans foi ni loi » comme il l’appelait, le fascinait. Ses séjours en prison pour « vagabondage et outrages homosexuels » lui semblaient le gage d’un librettiste qui entrerait dans le monde feutré de l’opéra et le « ferait exploser » pour reprendre sa sentence célèbre – qu’il ne fallait évidemment pas prendre au premier degré. Mais même Boulez finit par se lasser d’une conséquence inéluctable du tempérament de l’écrivain et il me confia cette expression qu’il aimait répéter : « Travailler avec Genet, c’était vouloir tenir du sable dans sa main. Ça finit toujours par vous échapper ».
Le projet suivant (également antérieur à mes années d’assistant, mais dont il me parlait d’autant plus volontiers que je commençais en parallèle ma carrière de chef lyrique et mes premiers essais d’opéra) fut Le Chateau de Kafka. L’univers kafkaïen – bureaucratique, absurde, métaphysique – attirait le compositeur par sa résonance avec l’idée de structure ouverte, de tension sans résolution. Mais son problème était – et est resté – l’impossibilité de trouver celui ou celle qui aurait su adapter le roman en un livret dramatique. Ce fut la première fois que je réalisais la grande difficulté de trouver un librettiste aujourd’hui. Et Pierre me dit un jour : « on dira ce qu’on veut des pompiers du XIXe siècle, mais ils avaient de vrais professionnels pour écrire leurs livrets. Cela étant dit, tu ne me feras jamais diriger Gounod ou Massenet ». Tirez le rideau. D’ailleurs quand je venais le voir en lui annonçant triomphalement que je venais d’être engagé pour une Lucia ou un Faust, il répondait invariablement « Ah, ça n’est pas mon répertoire ».
Et puis, bien après mes années à l’EIC, je le rejoignais souvent ici et là, pour plusieurs jours quand il préparait un long ouvrage. Ainsi j’ai vu son amour absolu pour Pelléas, à Cardiff, ou un Wagner à Bayreuth, où j’avais été avec Pappano chef de chant dans mes années Barenboïm. Il était dans son élément, et pendant certaines pauses revenait le thème : où en est l’Opéra ? Le sien, évidemment. Alors un jour il me confia qu’il ne voyait plus qu’une dernière chance : En attendant Godot. « Je ne vois pas une autre pièce qui m’offre le cadre clos, l’attente qui est depuis toujours la tension créatrice, fondatrice de ma musique. Il n’y pas besoin de scènes de chœur, que je n’imagine pas écrire. Ce sera Godot ».
C’est lors d’un diner, en 2005 à Vienne, après une représentation de Tristan au Staatsoper que dirigeait Thielemann, que nous allâmes diner tous les deux avec Hans, son fidèle majordome, et que je remettais le débat sur la table : « Alors, Pierre, cet opéra ? ».
Ici il me faut dire que, toute ma vie, je regretterai de n’avoir pas eu un dictaphone – celui de mon portable par exemple – car ce qu’il m’a répondu était une confession touchante. Je prie le lecteur de me croire.
« Frédéric, cet opéra ne verra certainement jamais le jour pour deux raisons. D’abord, le temps. Je dis toujours que je vais m’arrêter de diriger pendant le temps qu’il faut, mais on n’arrête pas de me proposer des choses que je ne peux pas refuser. Le Wiener Philharmoniker termine l’intégrale Mahler, j’en ai encore pour deux ans. Ensuite, il est question d’une intégrale Bruckner, comment puis-je dire non ? Et d’autres choses à Londres, à New-York. Et puis… Franchement, je ne me vois pas écrire un ouvrage de 2 ou 3 heures avec la complexité d’écriture du Marteau Sans Maître. Il faut que j’écrive plus simple pour un opéra, OR JE NE PEUX PAS ! ».
Quel aveu… Le genre de confidence qui ne sortait jamais d’un cercle privé. Cela me rappelait le jour où Riccardo Muti avait hurlé de rire à table devant mon premier agent (Michel Glotz) et s’était repris en faisant jurer à tous de ne jamais raconter qu’on l’avait vu rire à gorge déployée…
Godot fut programmé par Barenboim pendant les brèves saisons où il avait eu la direction musicale de la Scala de Milan. En octobre 2010 j’allais – proposé par Boulez – diriger un concert Philharmonique à la Scala, avec Hugues Dufourt et Gérard Caussé et nous prenions un verre sur le café terrasse de la Scala, Caussé regardait la saison 2010-11 déjà affichée et nous fait remarquer que le Godot de Boulez était à l’affiche.
J’en ai conclu qu’entre le diner de 2005 et le concert de 2010, Pierre avait dû trouver la solution à ses problèmes d’agenda et de « simplicité »
Mais c’était de toute évidence une fausse alerte. Les années suivantes où j’allais le voir à Baden-Baden, il n’était plus en état d’écrire, sa demi-cécité s’aggravait et lui interdisait de lire ou de composer longtemps. Ainsi donc, comme Mahler qu’il a aimé assez tard, il aura été un compositeur et un chef lyrique possédant les clés, mais n’ayant jamais trouvé la porte qui menait vers le château…
Frédéric Chaslin
PS : Il faut rappeler un fait que peu connaissent (mais qui est documenté dans l’une de ses biographies chez Fayard). C’est que Boulez n’a jamais non plus publié de symphonie, pour une cause qui semble encore plus marquée par le sceau du destin - quand son opéra n’aura pas existé que sous la contrainte de contingences diverses : manque de librettiste, manque de véritable capacité à aborder le genre, de son propre aveu. La symphonie de Boulez a été écrite, vers 22 ans, époque prolixe, et d’après ce qu’il m’a raconté elle était courte, à la manière de Weber, environ une vingtaine de pages en quatre mouvements. Boulez avait pris le train pour Darmstadt et en descendant du train, il s’aperçoit qu’il a oublié sa sacoche. Le train était déjà reparti. Ses tentatives pour joindre la gare suivante n’a abouti à rien : personne n’a retrouvé le précieux document, perdu à jamais. Le commentaire que m’en a fait Pierre est du Boulez grand cru : « c’était pour moi la preuve par l’exemple que la symphonie était un genre définitivement fini ».