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Luca Pisaroni: le retour à la normale prendra des mois

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Interview
12 juin 2020
Luca Pisaroni: le retour à la normale prendra des mois

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Détails

 

Baryton prisé par les plus grandes scènes internationales, Luca Pisaroni a exploré une grande variété de rôles, de Mozart à Offenbach. Il aurait dû interpréter le rôle de Don Giovanni sur la scène du Palais Garnier. Malheureusement la production a dû être annulée en même temps que les représentations de Manon. Il faudra donc attendre encore un an avant de pouvoir entendre le baryton italien à l’Opéra de Paris. Luca Pisaroni a accepté de revenir pour nous sur cette période si particulière, les chamboulements subis et ses projets parisiens.

 

Vous auriez dû interpréter Don Giovanni sur la scène du Palais Garnier en ce moment. Comment avez-vous vécu cette annulation brutale ?
Je suis dévasté. Mon dernier passage à l’Opéra de Paris remonte à 2017, alors j’attendais vraiment de retourner avec ce rôle et avec un casting de très haut niveau. Les répétitions venaient de commencer, et je me régalais de cette production, théâtralement et musicalement. Théâtralement car j’avais regardé la vidéo pour me préparer et j’adhérais complètement à cette mise en scène. Musicalement car j’adore la façon dont Philippe Jordan dirige Mozart, dont il aborde les récitatifs. Et juste après l’italienne, Stéphane Lissner est apparu en pleine répétition nous annonçant que tout s’arrêtait et qu’on pouvait rentrer chez nous. Toute l’équipe avait envie de pleurer.

Et aujourd’hui, vous vous sentez un peu mieux ?
Franchement ? Non…(rires) Avant cette crise, la vie d’un chanteur international consistait en un enchaînement sans fin de productions dans le monde entier, un jour à New-York, le lendemain à Vienne ou à Paris, ce qui laisse finalement peu de temps pour se poser et réfléchir. Et lorsque cette frénésie s’arrête avec autant de brutalité, un manque terrible survient. Certes pas les répétitions trop matinales, mais cette énergie incroyable qui nous anime au moment de monter en scène, cette décharge d’adrénaline lorsqu’on commence à chanter devant son public. Ce manque est terrible, je l’admets. D’autant que j’attendais ardemment cette production avec ce chef et ce casting.  
Et puis du fait de la fermeture des frontières, je fus contraint de retourner précipitamment à Vienne alors que je pensais rester travailler avec mon pianiste. D’ailleurs, j’ai toujours deux valises coincées dans un centre UPS à Paris. Il m’a fallu beaucoup de temps pour me reprendre. J’essaie depuis de mettre en place un emploi du temps quotidien et de m’y tenir mais l’envie n’y est pas.

Cette crise sanitaire a mis en lumière la précarité du monde lyrique lorsque le Met, à l’instar de Vienne et de Münich, a activé la clause de force majeure. La situation est dramatique pour la plupart des jeunes chanteurs, techniciens et metteurs en scène qui, pour la plupart, vivent sans filet et se retrouvent sans revenus. Pensez-vous que cette prise de conscience va faire évoluer la situation ?

Effectivement, cette situation a affecté différemment les chanteurs selon les théâtres où ils travaillaient. Les annulation successives ont été de véritables catastrophes pour beaucoup. A titre personnel, je viens de recevoir un courrier de l’Opéra de Paris m’expliquant qu’une partie de mon cachet serait finalement versé, car les répétitions avaient débuté. Je suis très reconnaissant qu’une maison en Europe cherche à aider les chanteurs, même si j’ai conscience que beaucoup d’autres maisons auraient aimé en faire autant, mais sont juste dans l’incapacité de proposer le moindre dédommagement. A vrai dire, ce n’est pas tant la situation contractuelle des chanteurs qui m’inquiète mais l’après-crise en tant que telle, en particulier pour les festivals. Même si le confinement s’arrête fin avril, ce qui semble de moins en moins probable, qui viendra aux spectacles, qui aura envie de voyager ? Le plus grand danger à mes yeux est le non-retour des spectateurs dans les salles. Cela prendra 1 à 2 ans avant de retrouver le niveau de remplissage habituel : les restaurants peut-être ouvriront en premier, les écoles ensuite, et enfin les salles de sport mais avant de réunir plus de 2500 personnes au même endroit pour un concert ? C’est pour cette raison je crois que des festivals comme Verbier, Bayreuth et Edinburgh ont tout annulé : le public ne viendra pas cette année. Quand pourrons-nous reprendre les répétitions et monter sur scène à nouveau ? Personne aujourd’hui ne connaît l’ampleur des bouleversements auxquels le monde lyrique devra faire face. Et ne pas savoir ce que sera ce nouveau monde est une véritable source d’angoisse. Je ne puis imaginer un monde sans musique. Pour les plus jeunes chanteurs c’est une vraie souffrance. Ils vivent sans sécurité financière et cette période va s’avérer plus compliquée encore à vivre. 

Est-ce qu’une structure comme Opera for Peace que vous venez de rejoindre peut aider les jeunes chanteurs à faire face à ce genre de difficultés.

Le principe d’Opera for Peace est de constituer une coalition d’anciens pour expliquer aux plus jeunes les réalités du métier de chanteur. Contrairement à ce que beaucoup de personnes peuvent croire, la vie de chanteur est une vie très difficile, faite de solitude, de travail, de sacrifices et de soucis. Vous êtes tenaillé d’incertitudes en permanence. Les gens en général ne voient que la partie émergée de l’iceberg, le champagne et les paillettes à la fin des premières et des galas. Mais quid du reste ? Se rendent-ils compte du travail et des renoncements que cela exige pour monter sur le plateau d’une scène comme l’Opéra de Paris ? Etudier et entretenir son corps chaque jour. C’est un métier très athlétique quelque part, car notre corps c’est notre instrument. Et parfois, des cachets qui peuvent paraître de prime abord dispendieux pour certains ou au contraire comme une juste compensation de cette vie difficile pour d’autres, peuvent être engloutis dans des dépenses bien inutiles alors qu’il convient de toujours économiser une partie non négligeable de sa rémunérationpour attendre confortablement le prochain spectacle. Et avec les bouleversements que nous traversons, cette prise de conscience est peut-être plus importante encore. 

Revenons à la musique. Vous avez longtemps chanté Figaro et Leporello avant de vous attaquer au mythique Don Giovanni depuis 3 ans, que vous deviez d’ailleurs chanter à Paris et continuez d’alterner les deux rôles. Qu’aimez-vous dans chacun des personnages, y en a-t-il un qui a votre préférence ou pas d’ailleurs et pourquoi ?

J’ai un amour particulier pour Mozart en général et sa théâtralité en particulier qui est absolument fantastique. Ses récitatifs donnent aux chanteurs la possibilité d’explorer toutes les facettes d’un acteur de cinéma. Le chanteur n’est pas là uniquement pour émettre un beau son, il lui faut impérativement exprimer quelque chose. La théâtralité est inhérente aux opéras de Mozart, que ce soit chez Figaro, le Comte ou Leporello. Et j’adore cette dimension.
Leporello est un personnage foncièrement sympathique auquel je suis profondément attaché. Son rapport au public est direct. Ce dernier est convié sur scène en quelque sorte. C’est un homme qui se contente de la vie qu’il mène. Il ne sera jamais le numéro 1, il ne sera jamais un leader mais il en est très heureux. C’est un fantastique numéro  2 qui vit sa vie à travers son maître car il voit en lui toutes ces choses qu’il n’est pas.
Et puis on m’a proposé le rôle du maître, de Don Giovanni. Plus exactement on me l’avait déjà proposé une première fois en 2010 mais je n’étais pas prêt et j’ai trop de respect pour ce rôle pour l’accepter : je devais être absolument certain de mes moyens à la fois en tant que chanteur et acteur avant de l’aborder. Quand je me suis senti prêt à l’incarner, j’ai alors compris la fascination que Don Giovanni peut exercer sur son interprète. Certes, il est un caméléon qui module son discours en fonction de ses interlocuteurs. Il adapte ses stratégies de séduction à chacune de ses conquêtes. Ce n’est pas le même Don Giovanni face à Donna Anna, Donna Elvira ou Zerlina. Jouer ces variations sur scène en cherchant les couleurs propres à chaque facette du personnage est absolument jouissif pour un acteur. Mais quelque chose de plus grand, presque de transcendant l’anime. Je ne l’ai réalisé qu’en le chantant pour la première fois. Dès qu’il est confronté au fantastique avec le personnage du Commandeur, son attitude change complètement : il ne cherche plus à s’adapter. Malgré sa peur, il reste honnête avec lui-même et refuse de s’adapter. Quand le commandeur est arrivé face à moi, j’ai vécu l’un des moments les plus intenses de toute ma vie. Je savais que je faisais ce métier pour ressentir cette émotion-là. Ce rapport au surnaturel, au divin, à la transcendance n’existe pas dans la vie réelle. L’opéra permet d’expérimenter des situations que l’on ne rencontre pas tous les jours ou que l’on abhorre habituellement.
La mise en scène de Garnier exigeait une grande force intérieure, un peu comme dans celles de Bob Wilson, où l’énergie ne vient pas du mouvement mais de  nous-même, où toute l’intensité dramatique passe par le visage, en appuyant sur la dimension sociopathe, égoïste et égocentrique de Don Giovanni, tout ce que je peux détester dans la vraie vie mais que j’adore explorer sur scène. Plus prosaïquement, il n’y a que Donna Elvira pour rester collée à Don Giovanni après la manière dont il l’a traitée. Avec ma femme, ça ne fonctionnerait vraiment pas comme ça. Il n’y qu’à l’opéra qu’on rencontre ce genre de situations !

Vous avez abordé quasiment tous les rôles de méchant du répertoire. Y en a-t-il encore que vous rêveriez de chanter et pourquoi ?

J’ai adoré chanter Méphisto ou les personnages des contes Hoffmann (Lindorf/Coppelius/Dr. Miracle/Dappertutto).
J’admets rêver de certains rôles verdiens peut-être parce que j’ai grandi à Busseto (NDLR La ville natale de Verdi) et que,enfant, je ne connaissais que lui. En fait je préfère ne rien dire de plus et me contenter de rêver. Un rêve doit être un rêve, un jardin secret. Et lorsqu’il se réalise, je me sens le droit d’en parler. Ainsi, plus jeune le rôle de Mephisto dans le Faust de Gounod représentait tout à mes yeux. Mais je ne l’ai admis publiquement qu’une fois interprété sur scène. Pareil avec Hoffmann qui permet d’interpréter 4 personnages différents en une seule soirée. Ou encore avec mon premier Masetto à Salzbourg avec Nikolaus Harnoncourt.
Je veux donner le meilleur de moi-même dans chaque rôle que j’ai l’honneur d’interpréter. Alors chaque rôle que je chante est celui que je rêve de chanter.
En revanche, parmi les rêves quasi réalisés et avortés, j’aimerais vraiment revivre celui de Don Giovanni à Paris avec la même distribution, dans la même mise en scène et avec le même chef. Si quelqu’un pouvait m’entendre…Et puis si ce n’est pas possible, il me restera toujours les souvenirs de 2006.

Vous avez chanté assez peu de musique contemporaine. Et pourtant l’année prochaine, vous serez à Paris pour la création mondiale du Soulier de Satin, sur la base de la pièce éponyme de Claudel. Conte philosophique de presque 11h raccourci en un opéra….de presque 7h avec deux entractes, Wagner et Messiaen sont battus. Comment se décide-t-on à participer à ce tour de force et comment se prépare-t-on musicalement et physiquement à une telle performance ?

Lorsque j’ai accepté ce défi, j’ignorais que la partition allait durer près de 7h. Je n’ai pas encore rencontré le compositeur, je n’ai aucune idée de ce à quoi va ressembler la partition. C’est un vrai pari…Ma seule inquiétude concerne l’adéquation de ma voix à la tessiture requise par le rôle : je ne recevrai la partition que début mai. Quand j’aurai les notes sous les yeux, je serai pleinement rassuré et aurai la certitude que cette production sera certainement fabuleuse. Même si effectivement, je n’ai pas eu l’occasion d’explorer énormément la musique contemporaine.
Il m’est déjà arrivé en concert d’aborder quelques morceaux de Pärt ou Testi et j’ai même déjà participé une fois à une création mondiale aux côtés de Thomas Hampson à Houston, la création mondiale d’un opéra sur la vie de Da Ponte qui s’intitule The Phoenix, composé par Tarik O’Regan. Le livret de John Caird raconte l’histoire de Da Ponte qui produit son premier Don Giovanni en Amérique.  Cette musique était horriblement difficile à mémoriser. La partition regorgeait de micro-changements  et l’apprendre par cœur fut cauchemardesque. Sentiment partagé d’ailleurs par l’ensembles des chanteurs dont certains étaient plus rompus que moi à ce genre d’exercice. Mais à la fin de la 5e représentation, je regrettais déjà que l’aventure se termine. Lorsqu’on a l’honneur d’être choisi pour aborder une création, la préparation est toute particulière car il n’y a aucun modèle, il faut trouver en soi sa propre musique. Et ce qui est vrai pour la musique contemporaine est finalement vrai aussi pour le grand répertoire. Le plus important c’est d’être unique, c’est de comprendre qui l’on est pour être soi. Il faut être honnête avec soi-même et découvrir au plus profond de soi ce que tu veux donner à la musique et au public. S’il y a un message à faire passer aux jeunes, c’est bien celui-ci. La voix, la technique, sont des conditions nécessaires mais pas suffisantes.
Lorsque j’ai chanté pour la première fois Figaro, je devais me confronter aux versions de monstres sacrés tels que Samuel Ramey, Bryn Terfel ou Ruggiero Raimondi. Mais Samuel Ramey fait Samuel Ramey mieux que personne. Bryn Terfel fait Bryn Terfel mieux que personne et mieux que Luca Pisaroni. A moi de faire du Luca Pisaroni mieux que personne. Le plus grand compliment que l’on m’ait jamais adressé me fut lancé un soir à l’issue d’une représentation de Cosi où j’interprétais le rôle de Guglielmo par un spectateur qui s’exclama : je n’avais jamais entendu ce rôle interprété de la sorte auparavant.

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