Qui croirait la Grèce au bord du gouffre économique à la vue de son nouvel opéra ? Don de la Stavros Niarchos Foundation à l’état, le Cultural Center étale des formes tracées à la règle dans la baie de Faliro, à une vingtaine de minutes en voiture du centre-ville d’Athènes. L’architecte italien Renzo Piano, qui en son temps commit le Centre Georges Pompidou, a voulu le complexe tel un morceau de croûte terrestre avec au sommet une canopée censée évoquer un nuage. La bibliothèque étale ses angles en contrebas. Inaugurée en octobre 2017 par une représentation d’Elektra, la grande salle offre une capacité de 1400 places et des équipements technologiques dernier cri, dont un système de surtitrage bilingue intégré aux fauteuils. Du parterre, en dépit de panneaux de bois rouge censés réfléchir le son, l’acoustique semble perfectible. L’exiguïté des escaliers sur cinq étages à l’intérieur du bâtiment, l’absence de foyer ou plutôt son absorption par un hall d’entrée mieux adapté à un aéroport qu’à un théâtre laissent dubitatif quant à l’intimité de l’architecte avec la pratique lyrique. L’opéra ne serait-il plus une fête, et ses temples des lieux de plaisir ? Comme trop souvent dans ce genre de construction, la rigueur mathématique semble une injonction faite au rêve de passer son chemin.
Depuis qu’Elvira De Hidalgo, avant de prendre sous son aile une jeune chanteuse nommée Maria Callas, en chanta dans les années 1930 la partition, Athènes entretient une relation privilégiée avec Manon. On suppose que l’opéra de Massenet a pour les Grecs les attraits d’un exotisme « bon chic parisien », synonyme d’un univers d’élégance sophistiquée non exempt de luxure. Telle est la manière dont Thomas Moschopoulous actualise l’ouvrage. Créature extirpée d’une Fashion week à tendance sado-maso, le « Sphynx étonnant » pousse son dernier soupir dans les couloirs d’une aérogare, rendue à sa condition de technicienne de surface. C’est là l’histoire de Manon Lescaut ? Oui, quoi que puissent en penser les partisans de la plus stricte obédience au livret. Dans un décor vertical axé autour d’un tapis à bagages, devenu podium de mode lors du tableau du Cours-la-Reine expurgé de ses ballets, la lettre du récit est respectée au delta d’accessoires et de costumes empruntés à notre époque. Si d’ailleurs on se laisse prendre une nouvelle fois aux filets de l’opéra de Massenet jusqu’à renifler sur les dernières mesures, c’est en raison de l’approche scénique plus que musicale.
© Dimitris Sakalakis
Face à un chœur en déroute, Lukas Karytinos peine à recoller les morceaux d’une écriture volontairement composite. Bien que labellisé « Opéra-comique », Manon touche à tous les genres, du pastiche dix-huitièmiste aux élans pré-pucciniens. Sans mettre sur la table l’inévitable sujet de la diction française, ici allègrement négligée à l’exception de Vangelis Maniatis en Lescaut, les seconds rôles peinent à se glisser dans un format dit de caractère où compte d’abord l’art de la composition. A tout prendre, il faut des acteurs – ou du moins des diseurs – plus que des chanteurs pour croquer en quelques phrases Guillot de Morfontaine ou éviter que Rosette, Poussette et Javotte ne forment une réplique dévoyée des trois Dames de La Flûte enchantée. Et le Comte Des Grieux ne peut raisonnablement admonester son fils comme le Grand Inquisiteur Philippe II, ainsi que le propose d’une voix de stentor Tassos Apostolou.
Les deux amoureux ont été voulu plus légers que ne l’exige la tradition – et la partition. Manon peut-elle être confiée à une Reine de la nuit sous prétexte d’un air brillant au 3e acte ? Christine Poulitsi a certes la silhouette du rôle mais pour une « petite table » au dessin pur, combien de faussetés et de duretés. Ian Hotea chantait Almaviva dans Il barbiere di Siviglia cet été à Orange et cet automne à l’Opéra national du Rhin. En écoutant le jeune ténor roumain se débattre avec des Grieux, on comprend pourquoi Juan-Diego Florez, autre contraltino rossinien qu’il n’est pas interdit de prendre pour modèle, a attendu une vingtaine d’années pour ajouter le rôle à son répertoire. Non l’air du rêve, que des registres habilement mixés posent en apesanteur, mais tout le tableau de Saint Sulpice où la voix donne l’effet d’une coque de noix sur une mer déchaînée. Le naufrage est évité de justesse, mais ce n’est pas rendre service à de jeunes artistes que les mettre ainsi en danger. Le public, dissipé durant la représentation, réserve cependant un triomphe à l’ensemble des artistes. Si tout le monde est content, pourquoi se remettre en question ? Ainsi va trop souvent l’art lyrique aujourd’hui.